L'Inde, cinquante ans après

L'Inde a fêté, le 15 août 1997, le cinquantième anniversaire de son indépendance dans une atmosphère d'autosatisfaction teintée de profonde amertume. Le chemin parcouru apparaît impressionnant, mais l'avenir de ce gigantesque pays reste hypothéqué par de nombreux problèmes, celui que posent les tensions entre communautés n'étant pas le moindre.

Satisfaction : en un demi-siècle, celle qu'il est convenu d'appeler la « plus grande démocratie du monde » a atteint plusieurs des objectifs qu'elle s'était fixés au lendemain du démantèlement du British Raj, l'empire des Indes britanniques : autosuffisance alimentaire, relative maîtrise de sa croissance démographique, et élévation de l'Inde au statut d'incontournable puissance régionale, tant sur le plan économique que militaire.

Amertume : les dirigeants de l'Inde se sont montrés incapables d'éradiquer la pauvreté, d'en finir avec les préjugés de caste de leurs concitoyens, d'empêcher que les antagonismes socioculturels entre la majorité hindoue et la minorité musulmane ne dégénèrent en de sanglantes et récurrentes émeutes.

Pour comprendre l'aspect mitigé de ce bilan, il faut remonter à l'heure où l'Inde vient de recouvrer sa liberté, au lendemain de la partition de l'empire, quand du raj vont naître deux pays : l'Inde, à majorité hindoue, et le Pakistan, à majorité musulmane. Le pandit Jawaharlal Nehru, héros de la lutte contre les Britanniques et premier chef de gouvernement de l'Inde indépendante, a de grandes et utopiques idées. Avant la guerre, celui qui passera des années dans les geôles du colonisateur anglais était revenu suffisamment impressionné de son court voyage en URSS pour rêver de bâtir une Inde plus juste libérée de ses carcans sociaux. Une nation nouvelle où l'État jouerait un rôle central, où l'industrie lourde symboliserait les nouveaux « temples de l'Inde moderne », où le développement mènerait ce gigantesque pays sur les chemins de l'émancipation et de la justice.

Les castes au pouvoir

Brahmanes (prêtres), kshatriya (guerriers), vaishya (commerçants) et shudra (serviteurs) constituent la segmentation hiérarchique du système des castes hindou. Un système qui régit la vie des adeptes d'une croyance qui reste par ailleurs plus une philosophie de la vie qu'une religion au sens judéo-chrétien du terme. On a beaucoup glosé en Occident sur le caractère impitoyable d'un système qui conditionne l'existence de tout hindou depuis la naissance jusqu'à la mort. Les sociologues indiens nous apprennent cependant que la mobilité sociale intercastes est sans doute plus grande qu'il n'y paraît, même si la rigidité inhérente à cette stratification reste indéniable. Le phénomène est d'autant plus intéressant que l'on assiste depuis plusieurs années à la montée en puissance des gens de basse caste, voire même des intouchables « horscaste » : certains d'entre eux, qui ont vu leur niveau de vie augmenter, occupent même (ou ont occupé) les postes de Premier ministre de certains États de la fédération indienne. Le président de la République, Narayanan, est lui-même d'origine intouchable, issu donc de cette communauté que le Mahatma avait familièrement surnommée les Harijans, les « fils de Dieu ».

Succès et revers du « modèle nehruvien »

Ainsi naquit un modèle certes bien différent de celui qui prévalait alors dans les démocraties populaires alignées sur l'Union soviétique mais néanmoins résolument imprégné des idéaux du « paradis des travailleurs », comme il était d'ailleurs fréquent à cette époque où le tiers-monde, dans son ensemble, accédait à l'indépendance. Les priorités de Nehru étaient claires. Les efforts pour les faire passer dans les faits allaient être durables, transformant parfois en tare, comme dans les pays de l'Est, ce que d'aucuns pensaient alors être vertu : planification, accent mis sur le secteur étatique dans l'industrie, contrôle de la production et des importations (imposition de quotas), protectionnisme, etc. Au fil des ans, la « plus grande des démocraties » devint ainsi la plus gigantesque des bureaucraties. Et la fierté nationale d'un pays qui se targue d'avoir réussi à « ne dépendre de personne » allait souvent se conjuguer avec les maux inhérents à une planification excessive et à son cortège de lourdeurs administratives, de lenteurs à se développer, d'inefficacité économique. D'autant que, sur les plans stratégique et militaire, New Delhi s'aligna de plus en plus résolument sur Moscou...