Les Aubrac : fausse affaire mais vrai débat

La sortie sur les écrans du film de Claude Berri Lucie Aubrac et la publication du livre de Gérard Chauvy Aubrac. Lyon, 1943 ont placé le mythique couple de résistants au cœur d'un véritable tourbillon médiatique, et, entre hagiographie et injonctions soupçonneuses, mis sous pression la réflexion historienne.

L'année 1997 a, de la sorte, pris figure de véritable année Aubrac, et donné une singulière confirmation aux mots qui ouvrent les Mémoires de Raymond Aubrac, publiés en 1996 : « Quelle chose étrange que la mémoire ! » Mais il n'a pu en être ainsi que parce que les deux événements, le film et surtout le livre, sont venus alimenter et porter à son paroxysme une polémique déclenchée quatorze ans auparavant, en 1983, à la faveur de l'arrestation de Klaus Barbie. Relancée lors du procès de ce dernier en 1987, cette polémique, autour d'insinuations graves sur l'action réelle du couple en 1943, avait d'ores et déjà rebondi en 1991, quand filtrèrent des bribes du « testament de Barbie », déposé l'année précédente par Jacques Vergés, l'avocat du tortionnaire, chez le juge Hamy : il s'agit d'un texte de 63 pages, que l'on dit rédigé par maître Vergés lui-même dans le cadre d'une nouvelle instruction réclamée par des familles de résistants contre le responsable du Sipo SD de Lyon qui purgeait alors la peine de réclusion criminelle à perpétuité à laquelle il avait été condamné pour crimes contre l'humanité.

De la prison Saint-Paul au fort de Montluc

Lucie et Raymond Aubrac (de son vrai nom Samuel) sont des résistants de la première heure. Ils entrent dans la Résistance, dès 1940, à Lyon, et Raymond Aubrac est l'un des fondateurs d'un des grands mouvements de Résistance, Libération-Sud. En 1943, cet ingénieur des Ponts et Chaussées est l'un des dirigeants de l'Armée secrète, l'organisation militaire de la Résistance.

Le 15 mars 1943, Raymond Aubrac, sous la fausse identité de Vallet, est arrêté, en compagnie d'autres responsables de la Résistance. Interné à la prison Saint-Paul, il est libéré le 10 mai suivant. À quoi Raymond Aubrac doit-il cette libération ? Selon le récit qu'en fit Lucie, elle aurait fait pression sur le procureur lyonnais Ducasse, affirmant représenter le général de Gaulle, le menaçant de mort si, le 14 au matin, Aubrac n'était pas libéré. Pourtant, l'avocat de Raymond Aubrac, Maître Fauconnier, avait déposé une demande de mise en liberté de son client pour raisons médicales, demande transmise par le juge d'instruction Cohendy au procureur de la République. L'intervention du juge suffit-elle à expliquer la libération de Raymond Aubrac ?

Le 21 juin 1943, Raymond Aubrac, sous le pseudonyme d'Ermelin, est à nouveau arrêté dans la maison du docteur Dugoujon à Caluire, une banlieue de Lyon (voir encadré). Enfermé à la prison de Montluc, il est interrogé et battu par Klaus Barbie, mais n'est pas transféré à Paris. Il est finalement condamné à mort. Le 21 octobre 1943, un groupe de résistants, parmi lesquels Lucie Aubrac, libère des prisonniers au cours de leur transfert du fort de Montluc à l'école de santé militaire. Raymond Aubrac est du nombre. C'est pour lui qu'a été préparée cette opération des groupes francs, grâce à un scénario mis sur pied par Lucie.

Après cette évasion, Lucie et Raymond Aubrac doivent quitter la France pour Londres, où ils parviennent en février 1944.

Les arrestations de Caluire

Le 21 juin 1943, huit hauts responsables de divers mouvements de Résistance sont arrêtés dans la maison du docteur Dugoujon à Caluire : Henry Aubry, le colonel Lacaze, Bruno Larat, André Lassagne, le colonel Schwartzfeld, Raymond Aubrac, Jean Moulin et René Hardy. L'objet de leur réunion : le remplacement du chef de l'Armée secrète, le général Delestraint venant d'être arrêté à Paris par la Gestapo (le 9 juin). René Hardy s'évade dans des conditions que certains résistants jugeront suspectes, alors que les autres sont internés à Montluc. Affreusement torturé par Klaus Barbie, Jean Moulin meurt lors de son transfert en Allemagne, probablement le 8 juillet. Ces arrestations surviennent en pleine crise, alors que Jean Moulin vient, le 27 mai, d'unifier mouvements de résistance, partis politiques et syndicats dans le Conseil national de la Résistance (CNR).

La montée de la polémique, de 1983 à son explosion en 1997

L'« affaire Aubrac » commence en 1983, quarante ans après les faits, avec l'arrestation de Klaus Barbie et son transfert à Lyon. En 1984, dans un film réalisé par Claude Bal, René Hardy affirme que Raymond Aubrac et le général de Bénouville ont concouru à trahir Jean Moulin. Le film est condamné pour diffamation. En guise de réponse, Lucie Aubrac écrit et publie Ils partiront dans l'ivresse, un récit de sa vie et de sa résistance de mai 1943 à février 1944. Le livre rencontre un immense succès. De leur côté, Klaus Barbie et Me Jacques Vergés peaufinent leurs accusations. En 1987, la thèse de Vergés est au point : Jean Moulin aurait été livré par les chefs de la Résistance, Aubrac en tête. Aubrac serait l'agent qui renseignait les Allemands, et qu'évoque le rapport d'Ernst Kaltenbrunner, le chef du RSHA, le Bureau central pour la sécurité du Reich, du 27 mai 1943. Il y aurait un lien entre les arrestations de mars et celles d'octobre 1943, car, dès sa première arrestation, Raymond Aubrac serait devenu un agent au service de Barbie. Ces accusations, précisées dans le « testament » de Barbie, amènent Raymond Aubrac à déposer auprès du juge Hamy puis à réclamer, en vain, qu'une commission d'historiens se prononce.