La grande illusion

Le « coup de lune » ne figurant pas parmi les facteurs explicatifs ordinairement retenus des comportements politiques, il convient de rechercher ailleurs les raisons d'un double et si déconcertant bouleversement. Avons-nous affaire à l'émergence d'une nouvelle donne politique qui substituerait au clivage droite-gauche traditionnel, tel qu'il rythme la vie politique française depuis 1789, un clivage d'une autre nature, plus social et culturel que politique, dressant contre les élites de la politique, de la haute administration et du secteur privé les petits, ceux d'en bas, les figurants de la démocratie, progressivement rejetés à la lisière extérieure d'un système de décision de plus en plus oligarchique et mondialisé ? Avons-nous, au contraire, affaire à la simple accélération d'un jeu politique devenu endiablé dans ses rythmes mais demeuré fort classique dans ses ressorts, un jeu dont l'originalité apparente tiendrait en fait à la brutalité du contraste entre une séquence triomphale qui aurait consacré, au mois de mai, le professionnalisme électoral de Jacques Chirac et une séquence calamiteuse qui aurait trahi, en décembre, l'amateurisme social du nouveau chef de l'État et de son Premier ministre ?

Le triomphe de l'ambiguïté

À l'appui de la première thèse figurent d'abord l'exaspération croissante d'une opinion traversée par une crise de confiance impressionnante à l'égard des hommes politiques et des élites technocratiques de tous bords ainsi que la persistance d'un clivage politique issu de la campagne référendaire sur Maastricht et profondément original par rapport au clivage droite-gauche traditionnel : pour ou contre l'Europe, pour ou contre l'ouverture extérieure, pour ou contre la stabilité monétaire. Loin d'être indépendants l'un de l'autre, ces deux phénomènes se combinent : les chantres de l'« exception française », du Front national au Parti communiste, de Jean-Pierre Chevènement à Philippe Séguin, recrutant en bas de l'échelle sociale ; les partisans de la construction européenne et de l'adaptation du pays à la nouvelle donne mondiale se rencontrant principalement parmi les élites économiques, administratives et intellectuelles du pays. Ainsi s'expliquerait le succès des thèmes qui ont fait la fortune électorale de Jacques Chirac dans les premiers mois de 1995 : la dénonciation de la « pensée unique », la volonté de réduire la « fracture sociale », l'appel à un « renversement des priorités économiques » par rapport aux politiques de rigueur successivement menées depuis 1983 par la gauche et par la droite. La désillusion populaire, sensible dès les élections municipales des 11 et 18 juin, éclatante à la rentrée, ravageuse avec la crise sociale de décembre, procéderait du sentiment que « les promesses de la campagne n'ont pas été tenues » et que le nouveau pouvoir serait incapable de s'affranchir des logiques européennes, monétaristes et mondialistes des gestions précédentes. La nomination à Matignon d'Alain Juppé, c'est-à-dire du plus orthodoxe des technocrates chiraquiens, la démission à la fin du mois d'août d'Alain Madelin, le changement de cap brutalement annoncé par le chef de l'État dans son allocution du 26 octobre, le rigorisme machiste qui présida à la constitution du gouvernement Juppé II, le 7 novembre, et, enfin, l'annonce simultanée de la réforme de la Sécurité sociale et du projet de contrat-plan SNCF apparaissent comme autant d'étapes dans un processus d'effeuillage idéologique du candidat Chirac par le président Chirac.

Il est clair, en premier lieu, que Jacques Chirac s'est gardé, tout au long de sa campagne, de tirer toutes les conséquences de sa volonté proclamée et affichée de rupture par rapport aux priorités gouvernementales antérieures. Il affiche, en particulier, son souci de poursuivre la construction européenne, de relancer l'entente franco-allemande et de réaliser, dans les délais prévus par le traité de Maastricht, le passage à la monnaie unique. Bien plus, la dynamique de la campagne du maire de Paris est tout entière caractérisée par un strict parallélisme entre la modération progressive de ses attaques anti-européennes et la reconquête de l'opinion. Parallélisme logique si l'on songe que le plus populaire des candidats potentiels à l'élection présidentielle, Jacques Delors, était en même temps le plus européen de ceux-ci. Parallélisme qui invite toutefois à nuancer l'opinion selon laquelle les actions de Jacques Chirac à la « Bourse » des valeurs politiques seraient en quelque sorte indexées sur son aptitude à assumer les attentes anti-européennes des adversaires de la monnaie unique et des champions de l'« autre politique ».