À travers la résurgence et le redéploiement des intellectuels, deux menaces apparaissent. 1) Tout d'abord, la menace d'une moralisation de la responsabilité qui rompt un peu plus avec le registre politique : l'intellectuel qui jette ses foudres contre l'irresponsabilité des acteurs politiques contribue souvent à répandre un moralisme qui alimente à sa manière le populisme antipolitique. 2) Ensuite, la menace d'une appréhension « culturaliste » des conflits qui agitent la planète (un texte de Samuel Huntington publié durant l'été 1994 par la revue Commentaire a relancé cette approche). Il est plus aisé de tout expliquer par les cultures, les appartenances, les identités ou les origines que de comprendre la genèse politique des violences identitaires, leur lien avec des États prédateurs favorisant l'émergence de mouvements protestataires. On le voit tragiquement dans le cas de l'Algérie : il est plus simple d'expliquer les violences algériennes par la folie intégriste et l'islam plutôt que de chercher à comprendre comment des régimes modernistes ont contribué à la naissance de cette violence illégitime. Comment agir quand deux « illégitimités » s'affrontent ? La question est douloureuse : ceux qui font l'éloge zélé de l'impureté contre la mauvaise pureté ont tendance à se considérer comme les responsables de la bonne pureté.

La double dérive moraliste (posture morale correspondant plus à un cri qu'à une implication politique) et culturaliste (ethnisme, guerre des cultures, explication par l'origine) invite à se demander si le retour des intellectuels n'est pas d'autant plus médiatisé qu'il traduit une double dérive des formes d'action et de la volonté politique. L'intellectuel n'est-il pas lui-même victime de la déréliction du politique ? En ce sens, comme l'action humanitaire hier, l'action intellectuelle accompagne aujourd'hui involontairement l'impuissance accrue de l'action politique. Ce n'est peut-être pas un hasard si le domaine des relations internationales est celui où un travail aussi discret que novateur se met en place (Zaki Laïdi, Ghassan Salamé, Pierre Hassner). Celui-ci n'a en effet d'autre tâche que de penser l'« après guerre froide », nous rappelant à bon escient que nous continuons à vivre dans les catégories de la guerre froide. Ce qui rend si délicate la volonté d'agir et utopique la capacité d'affirmer des responsabilités autrement que par le cri.

La France « défaite »

Depuis des années, au fur et à mesure que les procès se sont succédé, qu'une littérature et des films originaux ont été conçus – du Chagrin et la pitié à Shoah et Hôtel du Parc –, la France a vécu à l'heure de Vichy et ausculté son passé différemment. Sur un mode parfois excessif qui s'expliquait par le « devoir de mémoire » et se traduisait par un renversement de la grille d'interprétation habituelle : le refoulement de la question juive et la survalorisation de la Résistance ont conduit à ce que Henry Rousso et Éric Conan nomment « l'interprétation judéocentrique », celle qui « cherche à relire toute l'histoire de l'Occupation à travers le prisme de l'antisémitisme ». (Voir Vichy, un passé qui ne passe pas, Fayard, 1994. Cet ouvrage a été publié à l'automne 1994 en même temps que le « livre événement » de Pierre Péan – Une jeunesse française, Fayard – et l'ouvrage de E. Faux, T. Legrand et G. Perez, la Main droite de Dieu, Seuil.)

La Seconde Guerre mondiale étant un sujet sensible, la question de l'antisémitisme est apparue au centre des polémiques provoquées par les adeptes des thèses révisionnistes. Mais, en dépit des « anachronismes » et des affaires dont parlent Conan et Rousso (l'affaire du « fichier juif », le souvenir du Vél'd'Hiv, le procès Touvier, le cas Mitterrand, etc.), le « syndrome de Vichy » est devenu paradoxalement moins aigu, au point qu'on a pu en craindre la banalisation. Mais voilà qu'à l'automne 1994 la publication du livre de Pierre Péan et les propos maladroits du président de la République ont relancé le débat avec une violence qui n'était pas sans rapport avec la fonction suprême de la personne incriminée. Après avoir rappelé les faits, on s'interrogera successivement sur la production historiographique française puis sur l'importance désormais accordée au thème de la mémoire et du jugement des crimes passés.

Les aveux de François Mitterrand

Le débat est moins de savoir si les faits retenus contre Mitterrand auraient pu être connus avant (diabolisation du chef au moment de la mort annoncée !) ou s'ils étaient en partie connus, mais bien plutôt de se demander pourquoi les propos répétés relatifs à René Bousquet et au régime de Vichy sont le fait de François Mitterrand lui-même. Croyait-il jouir d'une impunité liée à sa fonction suprême ? Voulait-il se protéger contre des accusations à venir, à commencer par celles concernant ses relations avec René Bousquet (Le livre de Pascale Froment, René Bousquet, Stock, 1994, a été publié quelques semaines après) ? L'énigme demeure.