En a-t-il les moyens ? Il en a, en tout cas, la volonté. Pas question de terminer son second septennat en faisant le lit de ses adversaires. François Mitterrand veut laisser, dans les livres d'histoire, la trace d'un président de gauche. Il sait que l'obésité actuelle de la droite, paradoxalement, la fragilise. En 1988, trop faiblement majoritaire dans le pays, la droite avait fait bloc derrière un seul candidat, Jacques Chirac. Aujourd'hui, triomphante, omniprésente sur le terrain politique déserté par les socialistes, elle cultive ses différences et multiplie les vocations présidentielles. En virtuose, Mitterrand observe, pousse l'un, critique l'autre. Dans ce jeu de go, l'hôte de l'Élysée est passé maître. À l'affût, il attend son heure. Balladur en est conscient. Mais reste serein.

Le suicide de Pierre Bérégovoy

Le coup de feu a claqué, là-bas, sur le chemin de halage du canal de la Jonction, à quelques kilomètres de Nevers. Il est 18 h 15, ce 1er mai, une date symbolique, Pierre Bérégovoy, ancien Premier ministre du dernier gouvernement socialiste de François Mitterrand, vient de se tirer une balle dans la tête avec le Magnum 357 de son garde du corps. Cinq semaines à peine après avoir quitté l'hôtel Matignon, redevenu simple maire de Nevers et député de la Nièvre, l'homme du franc fort, celui qui avait réconcilié la gauche avec l'histoire du socialisme français, le petit ouvrier devenu, après un parcours exemplaire, chef de gouvernement, gisait seul face contre terre. Il avait décidé d'en finir en choisissant le destin tragique d'un Roger Salengro ou d'un Robert Boulin. Tous les deux, eux aussi ministres de la République, avaient préféré la mort à la calomnie.

Certes, ce n'était un secret pour personne, après la déroute sans précédent des siens aux élections législatives de mars, on savait Pierre Bérégovoy déprimé, triste et angoissé. Voir le PS, « son » parti, pour lequel il travaillait depuis 50 ans, dynamité, déchiré dans les querelles entre Laurent Fabius et Michel Rocard, au bord de l'éclatement, accentuait sa déprime. Dans les réunions, on le croisait, solitaire et silencieux, fumant cigarillo sur cigarillo. « Béré » se persuadait que l'histoire ne retiendrait qu'une chose à son sujet : l'homme de la défaite. Celui qui aura expédié la gauche pour longtemps dans l'opposition. Un verdict inadmissible pour ce « Pinay de gauche » qui n'a eu de cesse d'enraciner le socialisme dans la durée et dans une culture de gouvernement si difficile à accepter pour certains.

Habité par un profond sentiment d'injustice et d'incompréhension, l'ancien Premier ministre était aussi – et surtout ? – bouleversé par l'« affaire » du prêt de un million de francs sans intérêt consenti par Roger-Patrice Pelât, l'ami du président, pour l'achat de son appartement parisien. Remboursé, pas remboursé ? Et si oui, dans quelles conditions ? Cette affaire révélée en février 1993, largement reprise dans la presse et exploitée par l'opposition, avait empoisonné sa campagne, terni sa réputation. « Tout est clair, l'opération s'est passée devant notaire », ne cessait-il, obsessionnel, de répéter. Il ne supportait pas que son honnêteté personnelle soit mise en cause. Lui qui, en avril 1992, lors de son discours d'investiture à l'Assemblée nationale, avait fait de la lutte anticorruption l'un des axes principaux de son action. Aujourd'hui, il était prisonnier de cette rumeur qui portait un grave soupçon sur son intégrité.

De plus, comme si cela ne suffisait pas à son désarroi, certains de « ses » amis ne faisaient-ils pas le procès de sa politique ? Trop monétariste, pas assez sociale, la rigueur de celle-ci aurait amplifié, selon eux, une débâcle pourtant inévitable. Bouleversé, il avait le sentiment d'être lâché par son propre camp au moment où la droite s'apprêtait, à la demande d'Édouard Balladur, à rendre public un audit sur sa gestion. La presse anglo-saxonne avait beau décerner satisfecit sur satisfecit pour son action en faveur du franc et du système monétaire européen, Bérégovoy ne se faisait guère d'illusion sur les résultats de cet audit. C'était de bonne guerre, la nouvelle majorité allait le rendre responsable de toutes les mesures impopulaires à venir en les justifiant par l'état « inquiétant » dans lequel elle venait de trouver le pays. Un chômage qui explose, des déficits sociaux gigantesques, des taux d'intérêt paralysants...