Les débats philosophiques de l'année

L'appel de Heidelberg

Pourquoi l'appel lancé par un certain nombre de scientifiques – dont cinquante-deux prix Nobel – depuis Heidelberg, à la veille du sommet de Rio, a-t-il suscité une polémique inattendue sur les rôles respectifs de la science et de l'écologie ?

En dénonçant « l'idéologie irrationnelle qui s'oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement économique et social », l'appel de Heidelberg vise l'une des tendances majeures du mouvement écologique international : celle de la « deep ecology » (littéralement : écologie profonde) dont l'idéologie se cristallise autour des deux traits soulignés par Luc Ferry dans le Nouvel Ordre écologique (Grasset, 1992) : d'une part, une volonté de rupture avec la logique technico-scientifique des sociétés industrielles, d'autre part, l'idéalisation d'un état de nature utopique en regard duquel le règne de la technique contribue à dégrader les liens de l'homme avec le cosmos en consacrant la suprématie du premier.

L'idéologie naturaliste

L'appel de Heidelberg a donc rendu manifeste l'influence d'une idéologie « naturaliste » qui, bien que d'origine nordique et très répandue dans le monde anglo-saxon, se propage discrètement en France et donne lieu à des propositions fort contestables : si un leader écologiste comme Antoine Waechter se réfère, à l'occasion, à la « deep ecology » dans Dessine-moi une planète (Albin Michel, 1990), le philosophe Michel Serres défend pour sa part l'idée d'un contrat naturel (le Contrat naturel, Éd. François Bourin, 1990) tandis que d'autres n'hésitent pas à mettre sur le même plan le droit des animaux (voire le droit des arbres) et les droits de l'homme.

Si cet appel – qui n'a pas été lancé par hasard grâce au soutien de groupes industriels – a le mérite de montrer que certains courants de la « nébuleuse écologique » confortent un discours irrationaliste au nom d'une critique de l'anthropocentrisme, il n'est cependant pas sûr qu'une écologie « impérialiste » s'appuyant sur la science soit la réplique la plus appropriée à cette écologie « arcadienne », pour reprendre les termes de Donald Worster dans les Pionniers de l'écologie.

Écologie démocratique

Le débat sur l'écologie déclenché par l'appel ne peut qu'être régressif s'il se contente de renvoyer dos à dos une sensibilité antiscience et l'esprit scientiste. On ne peut ignorer que des penseurs comme Jacques Ellul, Dominique Janicaud ou bien des savants comme Jacques Testart ont posé des questions que l'homme de science ne peut plus méconnaître. C'est justement le pari de Luc Ferry de poser les jalons d'une écologie « démocratique » qui échappe au double dogmatisme de la science et de l'antiscience. Cette écologie démocratique a une double signification : d'une part, elle doit favoriser l'émergence de débats publics prenant en compte les questions liées à l'évolution des sciences et des techniques ; d'autre part, elle doit moins être l'occasion d'établir de nouveaux droits affaiblissant les droits de l'individu que de mettre l'accent sur les devoirs de l'homme envers la nature ou les animaux.

La fin de l'histoire

En 1989, « la Fin de l'histoire », un article de Francis Fukuyama publié dans la revue américaine National Interest – et repris en français quelques mois plus tard dans la revue libérale Commentaire –, a retenu l'attention par son allure prophétique : alors que le communisme se décomposait lentement en Europe de l'Est et que les contradictions du gorbatchévisme en préfiguraient déjà l'échec, le chercheur de la Rand Corporation annonçait que la mort de l'utopie communiste consacrait définitivement le règne de la démocratie libérale.

Après Hegel

Moins de trois ans plus tard, Fukuyama publie un ouvrage imposant, intitulé la Fin de l'histoire et le dernier homme (Flammarion), dont l'ambition manifeste est de poursuivre l'analyse du développement historique des pays non démocratiques tout en précisant le soubassement philosophique de sa démarche. Faut-il alors s'étonner du mauvais accueil de l'intelligentsia française ? L'historien américain ayant la prétention de se doubler d'un philosophe, les clercs ont réagi d'un haussement d'épaules devant une thèse qui leur apparaissait d'autant plus fausse que, du Machreq à la Yougoslavie et au Cambodge, l'histoire connaît des convulsions et des troubles aussi violents qu'inédits. Mais cet accueil hautain est d'autant plus contestable que le chercheur américain d'origine japonaise est avant tout influencé sur le plan philosophique par Alexandre Kojève, le commentateur français de la Phénoménologie de l'esprit, de Hegel, autour duquel se retrouvaient avant la guerre Aron, Lévi-Strauss, Lacan, Merleau-Ponty..., et que son interprétation de la démocratie ne peut laisser le lecteur indifférent.