Les négociations entre les États-Unis et l'Union soviétique ont repris à Genève le 8 janvier 1985 dans le cadre d'un accord visant simultanément les armements stratégiques, les forces nucléaires de portée intermédiaire et les systèmes spatiaux. Les Soviétiques subordonnent toutes négociations sur les deux premiers volets à l'abandon de l'IDS. Pour les États-Unis, il n'y a aucune raison de différer un accord sur les armements stratégiques s'il y a possibilité de le dégager. La situation paraît bloquée. Cependant, il semble bien qu'un des mérites de l'IDS soit d'avoir ramené les deux parties à la table des négociations. Et, si chacun sait qu'il vaut mieux s'asseoir avec quelques munitions, on voit mal comment les Soviétiques pourraient à la fois maintenir un parc de missiles stratégiques SS-18, beaucoup plus puissants que le MX américain en cours de fabrication, et réclamer l'abandon pur et simple de l'IDS. De surcroît, dans la mesure où Moscou entend obtenir des assurances américaines sur l'IDS au stade actuel, c'est-à-dire à celui de recherche, on peut imaginer que le prix à payer (la réduction des armes stratégiques) ne sera pas négligeable. C'est sans doute dans ce contexte qu'il faut apprécier les propos tenus à Moscou lors d'une conférence de presse, le 1er août, par le vice-ministre des Affaires étrangères : l'URSS serait prête à envisager « une diminution de 25 % » et plus du nombre de ses lanceurs stratégiques, et une réduction « radicale » du nombre des ogives. Si les Américains refusent a priori toute négociation sur l'IDS, c'est assurément parce qu'ils n'entendent pas entériner une situation en matière de défense qu'ils jugent leur être défavorable. Sans rentrer dans le détail des programmes soviétiques en la matière, il est possible d'avancer que les combinaisons d'altitude et de vitesse des missiles surface-air SA-5 et SA-10 leur confèrent une capacité ABM. Moscou a déjà testé un système antisatellite (ASAT) et les programmes de recherche sur les armes à énergie dirigée (AED) ne sont sûrement pas en retard. Un tel contexte permet d'apprécier le communiqué final de la réunion des ministres des Affaires étrangères de l'OTAN. Bien qu'ils divergent sur l'IDS, ces derniers pouvaient se féliciter des négociations de Genève, « qui visent à élaborer entre les deux pays des accords efficaces pour prévenir une course aux armements-dans l'espace et y mettre fin sur terre » (Estoril, 6-7 juin 1985).

Quelles sont donc les chances de l'IDS ? S'agit-il d'un programme non négociable comme le laissait supposer la ligne « dure » adoptée par la délégation américaine conduite par M. Nitze, ou bien va-t-il s'éroder au fil des futures rencontres et par là même perdre toute prétention aux perspectives radieuses d'un monde débarrassé, selon les vœux de M. Reagan, « du cauchemar nucléaire ». De fait, plusieurs responsables américains, et même M. Weinberger, semblent envisager un futur « bouclier » limité à la protection des sites de lancement. Reste néanmoins que l'« érosion » devrait aboutir à des concessions soviétiques notamment en matière de vérification des accords futurs, car la miniaturisation des systèmes, leur plus grande discrétion et la mobilité de certains d'entre eux impliqueront dans l'avenir des méthodes de vérification plus fines, voire plus intensives. Les conditions exprimées par M. P. Nitze pour l'éventuel déploiement d'un système de défense du type IDS sont particulièrement significatives de la façon dont pourraient évoluer les négociations. Premièrement, les armes envisagées devront être invulnérables afin de ne pas relancer la course aux armements. Deuxièmement, leur coût devra être inférieur à celui des systèmes de contre-mesures que les Soviétiques ne manqueront pas de déployer pour saturer la défense. En conséquence de quoi, si les deux conditions requises ne peuvent être satisfaites (à ce jour, l'invulnérabilité reste à démontrer et on peut avancer qu'il sera moins coûteux aux Soviétiques de multiplier des lanceurs dont ils maîtrisent parfaitement la technique), les États-Unis devraient essayer de faire de l'IDS une monnaie d'échange dans le cadre de la stratégie de la destruction mutuelle assumée en obtenant des Soviétiques une réduction substantielle de leurs moyens offensifs ; le traité ABM reprendrait un nouvel éclat.

1985, l'année Eurêka

Si l'IDS a propulsé les inquiétudes des Européens en orbite géostationnaire, ceux-ci n'ont pu qu'y constater leur relative absence. Et, corollaire de cette inquiétude, est née la crainte de voir les deux Grands annexer l'espace, voire se le répartir. Face au défi technologique que représente l'IDS, il est sûr que la proposition française visant à « mettre en place sans délai l'Europe de la technologie » est une réponse aux perspectives peu réjouissantes d'une Europe devenue le sous-traitant d'un complexe scientifico-industriel américain. Et c'est bien le sens de la question que pose l'IDS à l'Europe occidentale. Car, au-delà de la crédibilité du bouclier américain, rien ne permet de douter de la méthode et des secteurs technologiques retenus. Comme de nombreux observateurs l'ont souligné, les moyens engagés risquent fort d'être plus importants que les fins. Si les États-Unis parviennent dans les domaines mettant en jeu les logiciels, les supercalculateurs, les lasers, les matériaux nouveaux à réaliser de nouvelles percées (et rien ici, une fois de plus, ne permet d'en douter), leurs industries connaîtront un véritable coup de fouet en termes de productivité et donc de puissance. On a beau répéter à Paris et dans d'autres capitales qu'Eurêka ne doit être nullement considéré comme la réplique européenne à l'initiative de défense stratégique américaine, force est d'admettre que les assises de la technologie européenne ne sont pas tombées du ciel des idées sur la terre des hommes, fussent-ils du vieux continent. Si réplique il y a, au sens d'une réponse au défi américain, reste à en apprécier les termes, le dynamisme, bref l'avenir. Dans la lettre qu'il a adressée à ses collègues le 17 avril, pour présenter Eurêka, M. R. Dumas a proposé la création d'une nouvelle agence de coordination pour la recherche, associée à la CEE, élargie à d'autres États. Les réactions positives suscitées par le projet Eurêka, défini dans son ensemble, permettaient à M. R. Dumas d'affirmer dès la fin juin : « Eurêka est d'ores et déjà devenu un projet authentiquement européen qui traduit notre commune ambition dans le domaine des hautes technologies. » En effet, il ressortait des échanges entre M. R. Dumas et les pays membres de la C.E.E. élargie qu'un large consensus avait été arrêté autour des points suivants : « Eurêka se concrétisera par le lancement de programmes finalisés, définis en étroite concertation avec les industriels et permettant de mobiliser les chercheurs et les entreprises européens autour d'objectifs précis, susceptibles de déboucher, à terme, sur des applications commerciales ». Il soulignait également la nécessité, dans un esprit de souplesse et d'efficacité, d'arrêter cas par cas les modalités de mise en œuvre de ces programmes. L'accent était mis aussi sur la nécessaire amélioration des conditions de la libre circulation des produits et des services de haute technologie. Accord donc sur le projet, mais zones d'ombre sur les structures, sur l'aspect militaire et sur les modalités de financement. Si l'idée de créer, en marge de la Communauté, des agences chargées de tâches particulières n'est pas nouvelle, cas de figure déjà formulé par M. Mitterrand à Bruxelles lors du conseil européen de mars 1983, il n'en demeure pas moins qu'il fallait envisager un équilibre entre les missions attribuées à la nouvelle agence et celles restant dans le champ communautaire. Il était nécessaire de composer avec les tenants de la stricte orthodoxie institutionnelle et l'impérative souplesse structurelle du projet Eurêka. La question des retombées militaires, délicate, car agitant en perspective le spectre d'une action commune en matière de défense, avait déjà fait l'objet d'une subtile distinction de M. R. Dumas entre « d'une part les fonctions militaires à des fins pacifiques, car concernant la sécurité, qui consistent à écouter, voir et communiquer ; d'autre part l'introduction d'armes dans l'espace, qui est d'une toute autre nature ». À ce jour, Eurêka est un projet civil : comme le soulignait M. H. Curien, ministre de la Recherche et de la Technologie, « l'Europe politique n'est pas faite, et en matière militaire, les positions sont par trop différentes ». Pas de projet militaire dans Eurêka mais sans doute des retombées : « En ce qui concerne l'utilisation militaire de certaines technologies, issues d'Eurêka, c'est un autre problème. » Autre point épineux, la question du financement des projets Eurêka. Trois grandes orientations ont été jusqu'alors défendues : le privé tous azimuts dont la Grande-Bretagne s'est fait l'avocat, le privé avare de ronds publics, position de la République fédérale d'Allemagne, et enfin l'attitude française en faveur de financements publics. L'ensemble de ces contraintes avait déjà été au centre des Assises de la technologie européenne à Paris le 17 juillet et les points de vue divergents auguraient mal de la seconde rencontre prévue le 5 novembre à Hanovre. À l'encontre des pessimistes, qui pensaient que ces différences constituaient des obstacles incontournables, se sont fait entendre les voix des partisans farouches du projet pour qui les hautes technologies appellent, par nature, à la coopération et au pragmatisme. Et, de fait, force est de reconnaître que la rencontre d'Hanovre a bien marqué la naissance d'Eurêka. Dès l'ouverture, les Britanniques et les Allemands déclaraient qu'un financement public des projets était envisageable ; de même, malgré la vive réticence exprimée jusqu'alors par les gouvernements de Londres et de Bonn, la nécessité de créer un secrétariat coordonnant l'ensemble était entérinée. Une charte a ainsi pu être rédigée, définissant la structure de cet organisme et les 18 délégations (République fédérale d'Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Suède, Suisse et Turquie) convenaient d'une date limite, le 31 janvier 1986, pour achever la forme du futur secrétariat.