Même dans les entreprises où rien ne se passe, le climat est singulier. Les élections, perdues par la gauche, ont créé une euphorie revendicative qui s'exprime clairement dans les entreprises où il se passe quelque chose : Peugeot, la Saviem à Blainville-sur-Orne où les grèves ont été illimitées dans certains ateliers, tournantes dans d'autres, parfois même individuelles. Le secteur de la métallurgie est le plus touché avec, comme point d'orgue, le conflit Renault. Avec la grève de 373 OS de Billancourt, c'est la première fois que des ouvriers immigrés, sensibilisés par la propagande gauchiste, s'agitent en France.

Or, il y a près d'un million sept cent mille travailleurs qui fournissent probablement la majorité des OS des entreprises françaises, comme c'est le cas dans de nombreux pays industriels.

Dans un premier temps le conflit semble se résoudre sur la base proposée initialement par le syndicat FO et repris ensuite par la CGT et la CFDT, à savoir : intégration de la prime risques-presses dans le taux horaire et vote à bulletins secrets. Mais, lorsque les 373 OS semblent finalement accepter les propositions de la direction, la majorité des 7 000 OS mis en chômage technique par l'arrêt des travailleurs des presses refusent de reprendre le travail si la direction ne paie pas intégralement les salaires (au lieu de 47 %).

Au moment où commencent les traditionnelles discussions entre organisations de gauche pour les défilés et meetings du 1er Mai, la CGT, jusque-là réservée à propos du conflit Renault, semble vouloir en prendre la tête et appuie les OS.

Débordés par leurs troupes, les syndicats tentent de les reprendre en main en élargissant le conflit pour noyer dans la masse des mouvements anarchiques qui les dépassent. Mais, et ce sera là l'erreur des syndicats, ni la solidarité ni la combativité ne se décrètent d'en haut. La puissance de l'appareil de la CGT, le dévouement de ses militants, les pourcentages obtenus lors des élections professionnelles, tout semblait indiquer que la masse suivrait et que les 46 % des Français favorables à l'union de la gauche ne resteraient pas inactifs. Seulement, professionnels et mensuels ne se mobilisèrent pas pour apporter les concours aux OS.

Impasse

Ainsi, au lendemain d'un 1er Mai difficilement unitaire, les syndicats se retrouvent-ils dans l'impasse quand les OS décident finalement de reprendre le travail. C'est en effet la reprise générale du travail à l'île Seguin et à la Saviem (à Blainville-sur-Orne) le 2 mai. Seuls demeurent encore en grève les salariés de Peugeot à Saint-Étienne, qui attendront vainement le soutien de ceux de Sochaux.

De leur côté les lycéens ont arrêté le combat : leur participation modeste dans les défilés du 1er Mai marque un recul radical par rapport à leur manifestation du 2 avril.

Très vite syndicats et groupe d'extrême gauche accusent le coup et reconnaissent leurs difficultés.

Exploitant l'erreur tactique de la CGT et de la CFDT, André Bergeron, secrétaire général de FO, dénonce aussitôt la « magistrale démonstration de faiblesse » des deux autres confédérations. Mais, paradoxalement, le gauchisme changeant de camp, c'est de Force Ouvrière que, fin mai, part la grève des 130 000 salariés de la Sécurité sociale.

Comme dans un scénario bien réglé, c'est au tour de la CGT de dénoncer « l'aventurisme » et à la CFDT d'hésiter à s'engager dans le conflit. Comble du paradoxe en dépit du rebondissement de la polémique entre Georges Séguy et Edmond Maire qui, à la veille du congrès de la CFDT, prend ses distances par rapport à la CGT et au PCF, l'unité d'action de fait CGT-CFDT apparaît parfois plus solide que certains ne le pensent, les deux organisations se retrouvant ensemble pour refuser de signer à la SNCF et pour s'opposer à la proposition FO de grève illimitée à la Sécurité sociale.

Ainsi commencée de la façon la plus classique au moment des élections, l'année sociale s'achève dans la confusion, entremêlant au même moment les aspects les plus contradictoires. La conjonction entre les désaccords des états-majors – phénomène permanent auquel on était habitué – et le jaillissement de la spontanéité à la base expliquent sans doute cette apparente confusion.

Raisons

Phénomène durable ou éphémère ? Il est assurément difficile de trancher ; tout au plus peut-on noter que cette conjonction est la résultante de plusieurs facteurs :
– nature des revendications. La grève n'est plus seulement une riposte à un refus patronal, elle est un préalable à la définition de revendications. Ainsi en est-il des conditions de travail. En effet, au-delà de quelques aspects simples (le refus du salaire au rendement, l'affirmation du salaire égal pour un travail égal), ces revendications, qui sont à la base de la majeure partie des conflits, ne sont pas toujours bien perçues par ceux qui ont la tâche de les présenter : les délégués. Ces fameux délégués subissent les multiples pressions des petits chefs, de la direction et éprouvent beaucoup de difficultés pour demeurer constamment à l'écoute de la base ; en nombre insuffisant, ils ne peuvent être partout dans les ateliers souvent éparpillés dans une vaste usine ; courageux, dynamiques, militants, les délégués n'arrivent pas à être bien informés, et, dans cette course incessante des revendications aux grèves puis aux négociations, ils ne peuvent pas assurer le relais ;
– incertitude sur la combativité. Renault a produit un choc ; la surprise a été grande de constater que la grève des OS de l'île Seguin et de Flins était restée plus ou moins isolée.
Pourtant toute l'histoire du mouvement ouvrier français est marquée par une évolution qui passe souvent inaperçue des observateurs au moment où elle se dessine. Sans remonter à l'origine du syndicalisme, où certaines corporations disparues comme les tonneliers ont grandement participé, on peut rappeler que pendant longtemps le bâtiment a joué un rôle de premier plan – avec les terrassiers notamment –, ce qui n'est plus le cas.
Dans la métallurgie, ce sont les ouvriers de la région parisienne qui se trouvaient en pointe, alors qu'actuellement ils figurent plutôt à la queue – pour le pourcentage des grévistes – dans les journées d'action.
Et si Billancourt n'a pas joué le rôle attendu par certains, il faut rappeler que Sochaux, qui fut souvent à la pointe des combats dans les années 60, est resté silencieux pendant la grève Peugeot de Saint-Étienne.
En revanche, les employés de banque ou d'assurance, ceux des grands magasins (pour ne citer que ceux-là) participent couramment à des mouvements de grève, ce qui était rare autrefois, exception faite des grands mouvements de 1936, 1953 ou 1968.
Ces variations de combativité sont le signe d'une mutation plus profonde : le syndicalisme n'est plus seulement ouvrier dans son recrutement. Il tend à rassembler tous les salariés. Or, parmi eux, il n'est plus évident que les ouvriers demeureront le fer de lance de l'action revendicative. De façon plus fondamentale réapparaît donc là le débat classique sur le rôle historique de la classe ouvrière ;
– contestations dans les appareils syndicaux. Ils sont placés devant la nécessité, très délicate pour eux, d'arbitrer entre les revendications de leurs différentes clientèles. Une situation aussi inconfortable ne fait l'affaire d'aucune organisation. À la CGT, Georges Séguy est la cible des anciens de la tendance stalinienne et de certains jeunes qui ne lui pardonnent pas d'avoir manifesté avec les lycéens, naguère encore considérés comme des aventuristes. À la CFDT (où l'on devrait être relativement plus à l'aise, car on y aime les actions locales spontanées qui mettent dans l'embarras à la fois le patronat et la toute-puissante CGT), on est également préoccupé.