visage

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin visus, « vue, aspect ».


Reçu comme la manière spécifiquement humaine d'apparaître, comme ce qui du corps humain en manifeste l'humanité – et / ou comme l'expression de la singularité de chaque individu – le visage a constitué dès l'antiquité un enjeu tant théologique, qu'esthétique et éthique. Chez E. Levinas, c'est comme visage qu'autrui m'interpelle et inaugure la signification en ouvrant la dimension de l'éthique.

Philosophie Contemporaine

La notion de visage a été rencontrée par les théologies juive et chrétienne. Et ce dans le cadre de la difficile interprétation de l'interdit biblique portant sur la représentation (au motif que cette dernière inciterait à l'idolâtrie). L'interdit de la représentation a par exemple été réinterprété par certains commentateurs de la tradition juive comme interdiction ne portant en fait que sur « le visage de l'homme », ou même que sur un « visage humain complet ». On pourrait encore remarquer qu'il s'est agi, pour les penseurs byzantins de l'icône, de se donner les moyens théoriques, essentiellement grâce à l'Incarnation, de valoriser la représentation de face – de la face – du Christ et des saints. La notion de visage, depuis l'antiquité, s'est donc trouvée au cœur tant de réflexions portant sur le statut de la personne humaine que de réflexions aux enjeux plus proprement esthétiques concernant la représentation sensible de l'invisible.

Souvent dans un lien explicite avec ce premier horizon théologique – mais pas toujours – la notion de visage a significativement été reprise dans la philosophie contemporaine. Ainsi G. Deleuze réfère-t-il le visage au « régime signifiant du signe » : dans un régime où tout est signifiant, où tout signe renvoie à un autre signe à l'infini, où l'interprétation va donc du même mouvement à l'infini, le visage est « le corps du centre de signifiance, sur lequel s'accroche tous les signes déterritorialisés, et il marque la limite de leur déterritorialisation ». Et, explique Deleuze, dès lors que le visage s'efface, on rentre dans d'autres régimes de signes « pré-signifiant » ou même « contre-signifiant » ou « post-signifiant ». De son point de vue, il n'y a aucune raison d'accorder un privilège au régime signifiant du signe et au visage(1).

Mais sans doute est-ce E. Levinas qui a donné le plus d'importance au « visage » dans une philosophie(2). Inspiré sans nul doute par l'élaboration talmudique de la notion de « visage » (panim en hébreu), mais se pliant – jusqu'à un point discuté mais en tout état de cause significatif – à la rigueur de la méthode phénoménologique, il a toujours pris soin de ne jamais faire de la source talmudique une autorité. Le geste décisif de Levinas tend à montrer que l'être, égalisé avec la phénoménalité et avec la présence, ne saurait tenir sa signification de lui-même. C'est parce qu'il est toujours déjà affecté par l'autrement qu'être, par ce qui n'est rien d'être et même rien d'étant – l'Infini selon Levinas – que l'être prend sens. Du même mouvement, Levinas montre comment l'inauguration de la signification dans bouleversement de l'être par l'Infini se laisse décrire d'un autre point de vue comme interpellation absolument originaire et anarchique du Moi par Autrui. Pour le dire autrement, Levinas montre comment l'éthique – dont le sens est au passage renouvelé – doit toujours déjà rompre l'ontologique et le phénoménologique. Et c'est comme visage qu'autrui surgit comme interpellation traumatisante et même sommation éthique ; et c'est comme visage d'autrui que l'infini laisse toujours déjà sa trace bouleversante à même la présence (de l'être ou du phénomène) sans jamais, par définition, avoir pour sa part fait présence, sans jamais s'être laissé capturé dans la forme du visible ou de l'être. À ce titre, le visage est « défection du phénomène »(3). La notion de « trace de ce qui n'a jamais été présent » veut rendre compte rigoureusement de la tension suivante : le visage, qui n'est rien de phénoménal (et donc à ce titre n'apparaît pas), s'annonce cependant dans le visible (Levinas évoque aussi l'épiphanie du visage), et même, ne se situe nulle part ailleurs qu'à même le visible, dans le bouleversement qu'il lui inflige en tant qu'appel d'autrui. À ce titre, le visage n'est que concrétude sensible et singulière : vulnérabilité absolue d'un étant exposé dans la nudité de sa peau qui m'interpelle par tant de vulnérabilité – à la limite suscite l'appel au meurtre – et qui finit par me persécuter de tout exiger de moi. Sans contradiction, on mentionnera aussi l'irréductible « abstraction » du visage : inauguration de la signification dans le traumatisme de l'interpellation éthique, le visage tranche sur tous les contextes, sur celui, naturel, de la perception, comme sur celui des significations culturelles. Le visage est hors contexte(4).

François-David Sebbah

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Deleuze, G. et Guattari, F., Mille plateaux, Les Éditions de Minuit, 1980.
  • 2 ↑ Levinas, E., Totalité et Infini, Nijhoff, 1961.
  • 3 ↑ Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, en particulier le chapitre III, Nijhoff, 1974.
  • 4 ↑ Levinas, E., Humanisme de l'autre homme (1973), le Livre de poche, 1987.

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