trace

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Notion retenue en français pour rendre le grec ichnos.

Philosophie Contemporaine

Comment penser et décrire rigoureusement une « présence non-présente » ? La notion de trace est chez Plotin l'un des lieux d'élaboration de cette aporie. C'est aussi le cas chez certains philosophes contemporains (Levinas / Derrida) qui tentent de décrire une temporalité de l'écart originaire inconvertible en présence pleine.

La notion de « trace » acquiert un statut décisif chez Plotin. Plotin désigne l'Un ou le Bien comme « au-delà de l'être », c'est-à-dire de l'essence et de la substance, du visible. Mais, du même mouvement, il montre que l'être « vient » ou « est né » du Bien. La question se pose dès lors de savoir ce que l'Un donne aux différents niveaux d'être qui lui sont subordonnés. Ce qui peut se dire autrement : que laisse-t-il de lui en ce qu'il excède pourtant absolument ? Comment est-il dans l'être alors qu'il faut tenir qu'il est au-delà de l'être ? Certaines des réponses plotiniennes à ces questions vont se formuler dans les termes de la trace : l'Un donne ce qu'il n'a pas – l'être, la forme, la substance – ; il laisse sa trace dans l'être, et c'est cette trace dans l'être de ce qui n'a jamais été de l'être qui rend compte de la « ressemblance » de l'être à l'Un qui l'excède et dont il provient. Radicalement, « (...) l'être n'est que la trace de l'un »(1).

Cette problématique a été travaillée dans ce qu'il est convenu d'appeler la « théologie négative ». Elle est aussi décisive dans tout un « courant » de la philosophie la plus contemporaine, qui, s'il ne nie pas une certaine proximité avec la « théologie négative », ne se laisse en aucun cas identifier à cette dernière. On pense en particulier à Levinas et Derrida – ce dernier marquant d'ailleurs explicitement sa dette sur ce point par rapport au premier. L'infini, selon Levinas, bouleverse l'être (qui équivaut au phénoménal, au visible), ainsi il lui donne sens, mais pour autant qu'il « est » lui-même « autrement qu'être », rien d'étant et même d'être. Dès lors, c'est comme trace que ce qui, par définition, ne fait pas présence, ne se laisse capturer en aucune forme, apparaît malgré tout : présence de la non-présence qui consiste tout entière dans le bouleversement infligé à la présence rassemblée en visible. La notion de trace exprime la tension qui habite l'apparaître indirect de ce qui ne peut pas et ne doit pas apparaître : Levinas évoque l'irrectitude de la trace, la trace dont il faut donc tenir qu'elle est « trace de ce qui n'a jamais été présent »(2). Et le visage d'autrui, en sa franchise et sa rectitude même, sera pour Levinas l'irrectitude de la trace de l'Infini. La notion de trace chez Levinas est donc solidaire de toute une conception de la temporalité qui privilégie l'écart irrécupérable en présence, l'interruption et l'anarchie (au sens de sans fondement, sans origine). Elle implique du même mouvement toute une conception de la signification : elle ne signifie pas en « renvoyant à... » (la présence d'un signifié par exemple), mais en interrompant l'ordre de la présence. Derrida retient de Levinas la mise en crise de la présence pure, de l'origine, ce qu'en se référant aussi à Heidegger, il déploie comme ébranlement de l'ontologie (cette dernière se définissant alors ainsi : ce qui a déterminé le sens de l'être comme présence.) La notion de « trace » va apparaître à Derrida comme significative d'une confluence pas toujours explicite entre des auteurs contemporains : Levinas donc, mais aussi Nietzsche et Freud, ces derniers rendant énigmatique cette forme exemplaire de la présence qu'est la présence à soi, la conscience, en passant par la trace (qui traduit alors Spur en allemand). Choisir le mot « trace » revient donc pour Derrida à se mettre en consonance avec des penseurs qui tous peuvent être lus comme travaillant à ce que lui aura nommé la « déconstruction » de la présence. Par rapport à ces auteurs, et en particulier par rapport à Levinas, Derrida se caractérise par l'insistance suivante : si la trace dit le défaut d'origine, dit qu'il n'y pas de présence pure, que la présence est toujours « impure », alors elle est « a priori écrite, qu'on l'inscrive ou non, (...) dans un élément “sensible” et “spatial” qu'on appelle “extérieur” ». La trace est « archi-trace », si l'on veut indiquer par là qu'elle précède toujours déjà toute présence (de l'être, de la conscience, de la parole pleine), ce qui du même mouvement implique pour Derrida qu'elle soit « archi-écriture »(3).

François-David Sebbah

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Plotin, Ennéades, V, 5.
  • 2 ↑ Levinas, E., « La trace de l'autre », pp. 187-202, in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, édition suivie d'Essais nouveaux, Vrin, 1967. Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Nijhoff, 1974.
  • 3 ↑ Derrida, J., De la grammatologie, première partie, chapitre 2, pp. 42-108, Les Éditions de Minuit, 1967.
  • Voir aussi : Chalier, C., La trace de l'Infini, Les Éditions du Cerf, 2002.
  • Derrida, J., Marges – de la philosophie, Les Éditions de Minuit, 1972.

→ déconstruction, visage