transcendance

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin transcendere, monter en passant par-delà, surpasser, terme français en 1640.


Utilisée d'abord dans un contexte théologique (saint Thomas d'Aquin), la notion est reprise par Kant pour désigner ce qui dépasse l'expérience. Mais c'est surtout au sein du mouvement phénoménologique avec Husserl, Heidegger, et leurs successeurs, que ce concept sera utilisé dans toute sa richesse, prenant pour chaque auteur des connotations différentes.

Métaphysique, Théologie

Activité de dépasser, de s'élever au dessus ; caractère de ce qui se tient dans l'au-delà. Opp : immanence.

Dans l'Antiquité, le Bien platonicien, au-delà de l'essence, et l'Un plotinien, au-delà de l'être, illustrent de manière radicale et énigmatique l'idée de transcendance.

Le terme désigne au Moyen Âge la transcendance divine, située au-delà du monde et de l'homme. Il qualifie aussi les transcendantaux, qui vont au-delà des genres de l'Être. Kant hérite de ce sens en l'infléchissant, puisque l'au-delà est, dans la philosophie transcendantale, celui de toute expérience possible. La phénoménologie insiste plus sur la transcendance comme mouvement que comme position : si elle désigne pour Husserl ce qui est visé par la conscience définie comme intentionnalité, elle nomme pour Heidegger l'être du Dasein caractérisé comme existence ou sortie hors de soi. Mais ce terme revêt dans la tradition phénoménologique un sens multiple, s'appliquant au sujet comme au monde ou à l'être, voire à l'au-delà de l'être, jetant ainsi une lumière nouvelle sur d'antiques problèmes.

L'approche kantienne

Est transcendant selon Kant ce qui se situe au-delà de l'expérience possible. Ainsi, les concepts et principes transcendants dépassent le plan de l'expérience empirique. C'est pourquoi une connaissance transcendantale du supra-sensible, des choses en soi, n'est pas possible. Cependant, les idées de la raison visent légitimement l'intégralité de l'expérience possible, et « dépassent par là toute expérience donnée »(1) en recherchant l'inconditionné. Elles ne doivent cependant pas être confondues avec les principes transcendants de l'entendement pur, qui n'ont qu'un usage empirique, même s'ils invitent à dépasser l'expérience. La dialectique transcendantale(2) doit mettre au jour l'apparence de ces principes dès lors qu'ils cherchent à franchir les limites de l'expérience. Elle permet ainsi d'établir le bon usage des idées transcendantales de la raison, qui doivent être des principes régulateurs de l'expérience, et non des concepts des choses effectives. Le plan du transcendantal est conquis lorsque les idées de la raison restent dans leur usage immanentes à celle-ci, renonçant ainsi à se poser comme des connaissances.

L'approche husserlienne

Pour Husserl la réduction, comme suspension de la thèse d'existence du monde, permet de passer à la phénoménologie transcendantale, en ce qu'elle sépare nettement la sphère d'immanence de la conscience, comme pôle de certitude apodictique, et la sphère de la transcendance du monde, comme ce qui est visé par la conscience. C'est pourquoi la première présentation de la réduction dans L'idée de la phénoménologie(3) s'accompagne d'une thématisation du couple immanence-transcendance. Celui-ci ne recoupe pas les notions de réalité interne et externe, propres à l'attitude naturelle. En effet, du fait de la réduction la transcendance est incluse dans la sphère d'immanence, comme l'objet de pensée de la conscience. Les Idées directrices pour une phénoménologie(4) reprendront cette distinction à travers le couple du noème et de la noèse. Ainsi immanence et transcendance ne désignent plus des termes opposés mais complémentaires. La réduction ayant neutralisé la transcendance comme être, celle-ci subsiste comme sens. L'objectivité pourra dès lors être construite par le travail de la constitution. Le problème du transcendantal n'est donc plus, malgré la reprise du vocabulaire kantien, d'indiquer les règles d'un dépassement de l'expérience, mais celles d'un dépassement de l'attitude naturelle.

L'approche heideggerienne

Heidegger fait sortir la notion de transcendance du cadre d'une philosophie de la connaissance. En effet, celle-ci désigne dans Être et temps(5), le mouvement de dépassement de l'étant vers l'Être. Le concept d'être-au-monde permet d'unifier une double transcendance, celle du Dasein vis-à-vis de lui-même et du monde, et celle de l'Être vis-à-vis des êtres. Heidegger critique ainsi le sujet transcendantal husserlien, qui ne fait pas partie du monde. D'autre part, la transcendance n'est plus pensée à partir de la relation sujet-objet, ou noème-noèse : elle renvoie à l'ouverture de l'Être, par laquelle se comprend le rapport du Dasein à lui-même et au monde qu'il dévoile. Le Dasein est lui-même, comme existence temporelle, sortie hors de soi, ouverture au monde et à l'Être, ce qui lui permet d'accéder à la vérité de l'Être comme temporalité. De l'essence du fondement reprend la question de la transcendance comme mouvement de dépassement de l'ontique vers l'ontologique, qui fait du Dasein non une essence subsistante, close sur elle-même, mais un abîme de liberté : « Mais en transcendant l'existant par son projet du monde, le Dasein doit se transcender lui-même pour pouvoir, de cet exhaussement, se comprendre soi-même avant tout comme un abîme »(6).

L'approche sartrienne

Sartre opère un dépassement des positions de Husserl et de Heidegger sur la question de la transcendance. En effet, s'il reprend à Husserl l'idée que la conscience est intentionnalité, il ne peut accepter l'idéalisme de la phénoménologie husserlienne, où le noème, ce qui est visé par la conscience, ne désigne pas un contenu réel mais une unité de sens. La réduction mène à la position d'une transcendance dans l'immanence, qui annule la transcendance effective du monde. Pour retrouver celle-ci, Sartre radicalise la notion d'intentionnalité : la conscience n'est qu'un mouvement de visée, autrement dit elle n'est rien, pas même un moi. Elle n'est qu'un « champ transcendantal sans sujet »(7). En effet, dès son premier texte, La Transcendance de l'Ego(8), Sartre affirme que l'Ego doit être posé comme transcendant à la conscience, l'hypothèse contraire étant à la fois superflue, du fait que la conscience s'unifie en se dépassant vers l'objet, et nuisible, du fait qu'elle réintroduirait une opacité au sein de ce qui est non-substantiel. Ainsi, L'Être et le Néant explicitera en quoi la conscience est un néant qui dévoile l'être : « La conscience est conscience de quelque chose : cela signifie que la transcendance est structure constitutive de la conscience, c'est-à-dire que la conscience naît portée sur un être qui n'est pas elle »(9). La conscience n'est rien d'autre que l'acte de se transcender vers la transcendance du monde. Cela ne mène pas pour autant Sartre à l'adoption du concept d'être-au-monde tel qu'il est défini par Heidegger : l'existence n'est compréhension de soi, du monde et de l'Être que parce qu'elle est d'abord conscience, c'est-à-dire puissance de dévoilement que rien ne précède, si ce n'est la nuit de l'Être en soi.

L'approche lévinassienne

Lévinas(10) se rapproche de l'idée sartrienne d'une transcendance pure, désubstantialisée. Celle-ci cependant ne s'applique plus au moi mais à l'altérité infime d'autrui. En effet le moi, à l'opposé de l'acception sartrienne, désigne la sphère du Même ou de l'immanence : incapable de néant ou d'altérité, l'activité du moi, qu'elle soit théorique ou pratique, consiste à ramener l'Autre au Même, par la connaissance ou les relations de pouvoir. Mais cette persévérance dans l'essence n'est pas le seul mode d'être du moi. Au-delà de l'ontologie, celui-ci peut faire l'expérience métaphysique de l'infini, qu'il reçoit et qu'il ne peut contenir, notamment à travers la rencontre avec le visage d'autrui. Cette expérience de la transcendance, de l'Autre comme irréductible au Même, instaure la relation éthique, dans laquelle je substitue le souci de l'autre, dés-inter-essé (par-delà la relation entre essences), au souci de soi. Autrui, comme tout autre, n'est pas présent, il est la transcendance même. Je ne peux donc le maîtriser ou le posséder, mais seulement le désirer. La transcendance qu'il me révèle brise l'ordre de la totalité. Elle est donc épreuve d'un au-delà de l'être qui est source du sens, et est en cela la véritable philosophie première.

Mathias Goy

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science (1783), trad. Rivelaygue, in Œuvres philosophiques, tome I, Gallimard, La Pléiade, 1980, § 40.
  • 2 ↑ Kant, Critique de la raison pure (1787), trad. Renaut, Aubier, 1997.
  • 3 ↑ Husserl, L'idée de la phénoménologie (1907), trad. Lowit, PUF, 1970.
  • 4 ↑ Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie (1913), tome I, trad. Ricœur, Gallimard, 1950.
  • 5 ↑ Heidegger, Être et temps (1927), trad. Martineau, Authentica (hors commerce), 1985.
  • 6 ↑ Heidegger, Ce qui fait l'être-essentiel d'un fondement ou « raison » [Vom Wesen des Grundes](1929), in Questions I & II, Gallimard, 1968, p. 157.
  • 7 ↑ Sartre, L'Être et le Néant, p. 274, Gallimard, 1943, rééd. corrigée, 1995.
  • 8 ↑ Sartre, La Transcendance de l'Ego (1936), rééd. Vrin, 1965.
  • 9 ↑ Sartre, L'Être et le Néant, p. 28.
  • 10 ↑ Lévinas, Totalité et infini, Nijhoff / Kluwer, 1961, rééd. Le livre de poche.
    Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, 1974, Nijhoff / Kluwer, rééd. Le livre de poche.
    Lévinas, Transcendance et intelligibilité, Labor et Fides, 1984.
    Lévinas, Liberté et commandement, suivi de Transcendance et hauteur, Fata Morgana, 1994, rééd. Le livre de poche.
  • Voir aussi : Henry, L'essence de la manifestation, PUF, 1963. Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, Gallimard, 1964.

→ immanence, visage