société
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin socii, « amis ».
Philosophie Moderne
Dans la philosophie hégélienne, moment de réalisation encore abstraite des intérêt privés.
La société est, par opposition à l'État, le moment de la particularité, celui dans lequel l'individu poursuit ses intérêts propres. Moment intermédiaire entre la famille et l'État, la société civile est caractérisée par Hegel(1) comme le lieu où se déploie un « système des besoins » : chacun adhère à son intérêt, mais en poursuivant ainsi la richesse privée, chacun contribue aussi à la richesse des nations. C'est la théorie de la main invisible dont Hegel trouve l'évocation chez Adam Smith(2) et qui lui semble adéquate au développement sans précédent, au xviiie s., révolution industrielle aidant, de l'abstraction que représente la société marchande, vouée au profit et à l'essor qui se résout, en bien des rencontres, dans la guerre que Hegel juge pareille à la « santé des nations ». Dans la société civile, l'homme doit cependant aussi se faire citoyen, c'est-à-dire se préparer à sacrifier son intérêt propre pour l'intérêt général. Lorsque cette dialectique de l'homme et du citoyen est possible, l'État rationnel moderne n'est pas loin.
La société civile ne saurait donc être que l'abstraction, poussée à son paroxysme, des relations politiques. De fait la citoyenneté ne peut s'y trouver, car la société, c'est l'échange et le profit. La confusion contemporaine de la société civile et de l'implication citoyenne montre combien est grande l'illusion d'une moralisation possible des échanges par l'avènement d'une citoyenneté active jusque dans les rouages de l'économie de marché. Si l'on suit Hegel, la société ne peut être que le moment négatif, nécessaire, d'une citoyenneté qui s'exerce en dehors d'elle et ne la concerne pas. La violence des relations sociales, la tension apaisée par le bien-être (wohl) illusoire lié à la propriété ou aux « idéologies » propagées par l'État afin de faire en sorte que le peuple se représente son état (stand) comme satisfaisant, sont les caractéristiques intangibles de toute formation sociale, lieu de l'individualisme le plus possessif(3), et le plus nécessaire à la conservation du tout.
Fabien Chareix
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Hegel, G.F.W., Principes de la philosophie du droit, Gallimard, Paris, 1940, 3e Partie « La moralité subjective », 2e section, « La société civile ».
- 2 ↑ Smith, A., Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations), trad. C. Debyser, Paris, 1947.
- 3 ↑ Macpherson, C.B., The political theory of possessive individualism, Oxford, University Press, 1962.
Société et individu : Quelles sont les fins de l'éducation ?
Vouloir déterminer les fins de l'éducation amène d'abord à énoncer des contraintes qui seront soit intégrées, au prix d'un certain nombre de tensions, soit désaccordées entre elles jusqu'à faire de l'éducation une « tâche impossible ». La plus simple est celle entre répéter et inventer : reproduire un type humain, à l'intérieur d'un tableau déterminé, et le modifier, transmettre des savoirs et les augmenter, reproduire un état déterminé de société et en concevoir le changement. La question, si on ne peut éliminer un terme au profit de l'autre, est alors celle des invariants éventuels de l'acte éducatif, dont Jean-Jacques Rousseau tente la formulation dans l'Émile : nous avons trois sortes de maîtres, la nature, les hommes, les choses. Le premier maître réfère aux lois du développement de l'être humain ; en ce sens la première éducation ne dépend pas de nous. Celle des hommes est la seule dont nous soyons le maître (au moins par supposition). Celle des choses – le concours d'effets et de circonstances qui constitue « l'expérience » de chacun – peut dépendre de nous à certains égards. La nature et la « dénaturation » s'entre croisent ici : éduquer désigne au départ l'action d'élever (des animaux ou des plantes) de contrôler un processus naturel, de s'assurer de sa régularité. Jusqu'au xviie s., « nourrir » et « éduquer » sont synonymes mais, dès l'origine, le terme désigne aussi – selon une partition sexuée – la transmission sociale et l'imposition des normes : celui qui « élève » (educator) et celle qui « nourrit » (educatrix). Aristote use des verbes trephein (« élever ») et paidein (« éduquer ») ; l'un s'applique à la sphère domestique (dont les soins maternels) l'autre à l'éducation dans la cité (initie par le père), tandis que l'ambivalence des formes latines(1) se transporte chez Rousseau et guide vers la contradiction initiale à toute réflexion sur ce sujet. Le concours de ces trois formes d'éducation, but de toute éducation cohérente, ne dépend de personne. Il est donc presque impossible « qu'elle réussisse ».
De la nature aux lois
Cette difficulté se redouble d'une autre : faut-il former un homme (qui sera tout pour lui même) ou un citoyen (qui n'est qu'une partie du tout) ? Vise-t-on l'individu qui est « l'unité numérique » (qu'on le rapporte à lui-même ou à un semblable) ou la cité qui est, selon les termes d'Aristote, « commune et une » ? Rousseau a la nostalgie des éducations publiques du passé : elles seules ont su faire le citoyen, mot qui « doit être effacé de la langue moderne ». Le principe en était de dénaturer l'être humain (par exemple, cette mère spartiate qui préfère la victoire à ses enfants) et contredisait celui selon lequel c'est sur l'éducation à laquelle nous ne pouvons rien qu'il faut se diriger. Les conditions de possibilités de telles éducations s'étant effacées, il faut opérer un retour (la nature plutôt que la société) ; mais que sera pour les autres un homme élevé pour lui ? Rousseau introduit le thème – qui appelle la tentative d'une réponse – de l'éducation impossible qui marque la modernité. Kant en isole une forme, celle de l'éducation de l'éducateur, condition d'une éducation en vue du bien : on risque alors d'attendre de l'éducateur ce dont lui-même a besoin. Et la difficulté qui est désignée s'alimente de la rupture entre le public et le privé : les parents ne se préoccupent que de leurs maisons, les princes ne songent qu'à leur État. Elle perdure et explique encore la tentative, contemporaine mais archaïsante, d'Hannah Arendt pour construire un espace intermédiaire entre public et privé qui ne peut plus être que l'école. Entre temps un relatif silence (les textes philosophiques sur l'éducation sont raréfiés) sanctionnerait l'impossibilité d'une tâche toujours recommencée et vouée à l'échec, même honorable. L'éducation est l'une des entreprises les plus difficiles de l'humanité, remarque Kant ; l'autre l'art de gouverner.
Ou trouvera-t-on un éducateur qui n'aie pas lui-même besoin d'être éduqué ? Le plus commode est encore de convoquer, comme Kant, un Dieu complaisant. Si il advenait qu'un être d'une nature supérieure prenne en charge notre éducation, « on verrait alors ce que l'on peut faire de l'homme ». Dieu ici est garant du possible et non du nécessaire. Ce n'est pas le Dieu qui inspire le législateur au moment initial et ancre le temps à venir sur une fondation. Les lois – qui détermineront l'éducation – sont alors garanties en amont et instruisent l'éducateur lui-même. C'est la politique, écrit en ce sens Aristote, qui dispose entre les sciences de celles qui sont nécessaires dans la cité comme de ce que chacun doit apprendre. Le modèle même de l'éducateur est informé par celle-ci : celui qui éduque un grand nombre comme un petit nombre d'hommes doit être lui-même capable de légiférer. Aussi le père de famille est-il comparé au monarque. En définitive, la loi elle-même se fera éducatrice. On ne punira, en effet, justement que celui qui transgresse celle-ci en la connaissant, c'est-à-dire en en connaissant les raisons. Elle doit donc porter sa propre explication et agir d'abord par l'instruction et la persuasion. Au besoin, elle exhorte et Platon proposait de faire précéder les lois de la cité d'un prélude qui puisse emporter l'adhésion. L'écart entre instruction et persuasion suppose que le mode de conviction employé (par exemple, le recours au mythe) et le genre de conviction que l'on espère dépendent du degré de rationalité que l'on peut installer en chacun, ce qui ne fera pas cercle si ces degrés de rationalité (d'éducabilité) sont donnés par avance, selon des types humains corrélés avec la hiérarchie sociale. La finalité de l'éducation publique est, en tout cas, clairement établie : l'adulte gouverne l'enfant pour établir dans son âme « comme dans l'État » une constitution.(2)
Individuation et retrait
L'injonction de rendre à César ce qui lui revient introduit une scission dans la culture antique ; l'ici et le maintenant, le temps de l'accomplissement de soi, tombent dans l'inessentiel (ils étaient en particulier le temps de l'action politique). L'excellence de la nature humaine, l'idéal de perfection qui s'attache aux rapports entre pairs comme aux œuvres humaines deviennent autant d'obstacles à un modèle éducatif redéfini à l'intérieur d'une économie du Salut. La recherche de celui-ci s'accompagne de la référence à une nature humaine perdue. Le poids du péché originel conduit à penser l'éducation comme un redressement, et opérant sur un fond d'inéducable puisque la perte causée par la Chute est irrémédiable.
La dissociation entre monde public et spiritualité intérieure se traduit dans la distinction que fait saint Augustin entre deux cités. Cité terrestre fondée sur l'amour de soi, Cité céleste fondée sur l'amour de Dieu. Distinction qui est elle-même hors de l'histoire. Les deux cités sont « mêlées et enchevêtrées l'une dans l'autre en ce siècle ». La politique, recherche d'une certaine paix terrestre, relève d'un mal nécessaire. L'économie du salut conduit à une individualisation de l'éducation, préparée par la pratique de l'examen intérieur culminant dans l'autobiographie d'Augustin, qui s'annonce comme genre enseignant : c'est dans le rapport de soi à soi qui s'établit en présence de Dieu que l'individu découvre sa destination (sa vocation, ce vers quoi il appelle et ce qui l'appelle). Le De Magistro développe la thèse que l'on apprend non par autrui (comme l'établit l'insignifiance du langage, intermédiaire opaque entre soi et l'autre) mais peut être à l'occasion d'autrui (les mots éveillent les idées présentes dans la mémoire de l'auditeur). Le véritable maître est intérieur, et instruit « sans les sons ».
Le but de toute éducation est la conversion qui suppose le repentir et l'entrée personnelle dans la loi. Augustin écrira un De Catechizandis Rudibus (400) pour les nouveaux convertis(3) qui doivent être suffisamment instruits moralement pour pouvoir parvenir au salut. Peu sont amenés, cependant à tendre, par l'exploration des limites de la raison humaine, vers la connaissance véritable, connaissance intérieure de l'Être, imparfaite mais déjà dans la lumière divine. Sur le plan extérieur, le projet d'Augustin conduit à valoriser parmi les arts et les savoirs traditionnels la rhétorique, technique d'exhortation (adressée à soi dans les Confessions et aux autres par ailleurs), de maniement de l'analogie ou de l'allégorie et à encourager tout ce qui peut améliorer l'étude des textes sacrés et leur interprétation.
Le déni de l'efficacité extérieure de l'enseignant sera nuancé par Saint Thomas dans son propre De Magistro. Le maître rend manifeste à celui qui veut raisonner les procédures de l'œuvre dans des situations contingentes ; il contribue par la démonstration, par le choix des exemples semblables ou dissemblables qui permettent d'approcher une vérité connue ou inconnue, à l'identification par l'élève de ce qu'il est disposé intérieurement à saisir. Ainsi peut-on dire qu'il pousse son disciple à fournir lui-même les conceptions intelligibles dont il lui propose les signes extérieurs(4).
« Tout est bien, sortant des mains de l'Auteur des choses. Tout dégénère entre les mains de l'homme ». Cette formule à l'entrée de l'Émile marque évidemment une rupture avec la problématique du péché originel : le mal n'est pas une donnée originaire mais sa genèse se poursuit dans l'Histoire (les conséquences n'en sont pas définitives). Mais il n'y a pas pour autant rupture, plutôt amplification du travail d'intériorisation par le sujet de son expérience. Rousseau le pousse jusqu'à une dilatation de la conscience telle qu'elle installe dans la plus extrême des solitudes. La coprésence de Dieu disparaît (le début des Confessions en fait un simple juge extérieur, prise à témoin qui le place dans une sorte d'égalité) ou est naturalisée (la conscience est un « instinct divin »). Est aboli alors le Maître du dedans qui nous enseigne, pour une pure présence de soi à soi. Sans médiateur ni garantie, la rencontre avec l'autre est toujours chargé de menace et déploie les différentes figures du malentendu : erreur, échec, tromperie et, entre les sexes, infidélité. Aussi le pacte éducatif passé dans l'Émile entre le précepteur et l'élève veut qu'ils soient inséparables et se donnent entièrement l'un à l'autre. En même temps, il substitue la figure du consentement (à l'aliénation mutuelle) à celle de l'autorité.
Le but de l'éducation est d'abord l'enfant lui-même (l'enfance peut être encore soustraite à l'histoire) et le problème des fins est alors suspendu ou plutôt décomposé : l'enfance a « sa perfection propre », sa maturité. La recherche de la perfection supposée de l'état adulte ne doit pas amener à sacrifier son bonheur à ce qu'il n'entend point. Le temps de l'éducation est déterminé en conséquence : elle est art de différer, « savoir perdre du temps », et contrarier le moins possible la nature ; diriger la sortie hors de celle-ci suppose d'emprunter ses apparences. Anticiper n'est pas naturel à l'enfant, on n'anticipera donc pas. L'éducation « positive », écrit Rousseau à l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, voudrait former l'esprit par avance et donner à l'enfant la connaissance des devoirs de l'homme, l'éducation « négative » s'assure du développement de ses facultés avant d'entrer dans les connaissances.
Lorsque Kant écrit que le livre de Rousseau pourrait bien servir à améliorer les anciens, il lui dénie l'efficacité sur son temps. Et de fait, le compromis ne satisfait pas. La société fraternelle, dont Rousseau exprime la nostalgie dans un article pour l'Encyclopédie, suppose une éducation publique qui est révolue(5). Et que sera une société d'homme élevé chacun pour lui-même ? Émile est un sauvage fait pour vivre dans les villes, « un homme de la nature devenu civilisé ».
L'histoire comme éducatrice
La contradiction entre individu et société peut être élevée au niveau de l'espèce, où l'on pourra espérer lui trouver une solution différée. Kant, ainsi, transporte le conflit entre individu et société, nature et culture dans un processus d'amélioration continuelle. C'est « l'insociable sociabilité » des hommes qui produit – par un effet inattendu d'eux – les progrès de l'espèce. La nature, en tant que nature humaine, a elle-même une histoire et « l'ensemble des dispositions naturelles de l'humanité » ne peut être mis à jour que par l'effort successif des générations. Les dispositions de l'animal sont, elles, entièrement actualisées. Par suite, l'homme seul a besoin d'éducation et celle-ci ne peut être menée à terme par une génération : il faudrait que ses membres disposent d'une vie illimitée. Mais chacune éduque la suivante. La part de lutte contre la nature immédiate est la discipline qui fait entrer par force dans l'humanité. Il s'y ajoute l'éducation positive, la culture et la moralité proprement dite qui supposent une capacité générale à poser des fins : « La production de l'aptitude d'un être raisonnable à des fins quelconques en général (et donc dans sa liberté) est la culture ».(6)
Généralement, le siècle des Lumières est marqué par l'idée de perfectibilité de l'espèce humaine. Posée comme phénomène irréversible, elle entraîne l'historicisation de l'idée de Bien, qui prend la figure des « progrès de l'esprit humain » (mais Rousseau essaiera de montrer qu'elle peut avoir des conséquences négatives tout aussi irrévocables). Progrès de l'esprit et de la civilisation qui sont associées à l'éducation. Elle est elle-même alors développement et auto-éducation de l'humanité, chaque génération récapitulant les étapes parcourues : en ce sens, l'éducation reçue par les enfants répète de façon accélérée celles-ci. Mais la « perfectibilité » conduit-elle éventuellement à un état terminal, adulte de l'espèce (même si elle poursuit son histoire) et de la raison ? Le problème de l'éducation, posée comme processus, est celui des limites du développement humain, d'une fin ou de fins partielles du progrès dans l'histoire. Condorcet suppose un état stable du « système » de la science, même si son extension reste illimitée : la masse réelle des vérités peut augmenter sans cesse ; cependant toutes les parties du système, ne sauraient se perfectionner de même, tant que l'on suppose à l'homme « les mêmes facultés naturelles, la même organisation ». Mais il envisage, par ailleurs, que le perfectionnement puisse s'inscrire dans les dispositions naturelles de l'espèce et que les générations suivantes naissent « avec une faculté plus grande à recevoir l'instruction et plus d'aptitude à en profiter ». Supposer une sorte d'hérédité de l'acquis lèverait peu à peu l'opposition marquée par Rousseau entre les différents « maîtres » ; nature, hommes et circonstances(7).
Il convient alors de savoir si l'éducation peut être traitée comme processus et éventuellement comme processus sans fin : l'éducation de chaque génération risque de n'être qu'un épisode dont le sens n'est obtenu qu'après coup (ce qui suspend l'appréciation de ses effets) et encore jamais entièrement, si l'on fait d'un idéal de perfection sa condition de possibilité. On n'est pas pour autant pris dans le jeu d'une éducation impossible si l'on pose que le processus déploie actuellement son sens. Fichte distingue perfection et perfectionnement : le premier terme renvoie l'humanité à un but (inaccessible) le second renvoie à sa destination (le perfectionnement à l'infini) qui peut s'éprouver et se vérifier dans la succession.
L'individualisme moderne : avatars et conséquences
La même conception – où l'histoire, et non la tradition augmentée dans le temps, devient le véritable maître – subordonne l'individu au devenir de l'espèce et à la raison collective. Elle se traduit dans les progrès impersonnels de l'esprit humain. En même temps, elle exige des individus de plus en plus éclairés qui fassent preuve d'une autonomie croissante ; et chaque génération exige un équilibre relatif entre les buts de l'éducation, ses modes de transmission et une figure déterminée de l'individu à former. Celui-ci doit aussi être pris sans sa réalité empirique : éventuellement dans ses résistances à la raison collective. La contradiction entre la création de l'être social et les contraintes de l'individualisation ne peut être assimilée à celle entre intérieur et extérieur, puisque les deux se recoupent exactement en chaque individu, comme y insiste Durkheim : il y a deux êtres en lui « qui, pour être inséparables autrement que par abstraction ne laissent pas d'être distincts » et assurer la prééminence de celui qui est « social » sur celui qui est « individuel » devient alors le but de l'éducation. Elle est associée au concept extensif de « socialisation » : l'éducation est socialisation méthodique de la jeune génération. Elle produit, ou reconstruit, de la solidarité en deçà du partage entre public et privé. La complexité actuelle des sociétés humaines (en particulier la division du travail) sépare en effet les individus les uns des autres, les empêchant de saisir les relations qui les unissent au Tout. La variation individuelle des comportements et des situations fragmente la perception de la réalité et pousse au développement de l'individualisme, qui peut sans cesse verser dans l'égoïsme. Paradoxalement, c'est le seul idéal qui puisse être proposé à la société. Il peut alors s'entendre comme « glorification, non du moi mais de l'individu en général ». Respect emprunt de religiosité pour la personne – religion par exemple des droits de l'homme – mais aussi religion individualiste puisque l'homme est individu par définition. Il s'agit du seul système de croyances – selon lequel chacun porte en lui quelque chose de l'humanité – qui puisse encore assurer l'unité de la société : sa cohésion suppose que les individus soient unis par un même but et une même foi. Or « il ne reste plus rien que les hommes puissent aimer et honorer en commun, si ce n'est l'homme lui-même ». Mais le christianisme avait préparé ce changement en faisant de la conviction personnelle le fondement de la vie religieuse. À ces conditions, l'individu reçoit de la société les croyances qui le divinisent, ce que Rousseau et Kant n'ont pas su comprendre, en voulant déduire une morale individuelle, non de la société mais de la notion de l'homme isolé.(8)
Les valeurs qui se transmettent par l'éducation sont alors, en premier lieu, le culte de la raison et le libre examen, et, par suite, le respect de la science, des idées et des sentiments démocratiques. La tension qui l'anime est d'être individualiste et de devoir en même temps faire sentir à l'individu que la société est plus réelle que lui. L'école est ici convoquée, et à une place essentielle dans la mesure où les autres modes de socialisation sont en défaut. Durkheim met en avant le paradigme de la « petite société », réduite à une sorte de pureté dans la mesure où elle est – sous le regard de l'État – l'empire de la loi égale pour tous. Société déjà démocratique mais cependant monarchique (l'autorité est celle du maître) ; on y est encore soumis et non auteur de la loi.
Le paradigme prend un autre sens chez John Dewey qui entend par démocratie non plus simplement une forme de gouvernement mais une forme de vie « communautaire », le milieu où évoluent et l'ensemble des intérêts partagés par les membres des sociétés modernes. Cela fait que l'école elle-même « doit devenir une institution sociale réelle et vivante » qui ne peut être isolée des autres activités propres à la civilisation actuelle : « l'éducation est un processus vital et non pas une préparation à la vie future ». Les enfants doivent pouvoir agir selon les mêmes motifs que les adultes dans leur vie sociale plus vaste et être jugés selon des critères semblables. L'école est déjà un « embryon de société », ce qui a deux conséquences : 1) le modèle démocratique directement appliqué à l'école suppose le partage de la souveraineté de maître, une pédagogie du self-government, donc une « discipline intérieure, fondée sur la vie sociale des enfants eux-mêmes »(9). Le maître est un membre de la communauté éducative qui sélectionne et « simplifie » les influences qui s'exercent sur l'enfant et l'aide à y répondre ; pour cela, la vie scolaire doit d'abord procéder de la vie familiale, s'inscrire en continuité avec celle-ci. 2) L'éducation ne peut proposer de fins parce que la vie sociale est dans une perpétuelle évolution que nul ne peut prévoir. Elle encourage l'initiative et l'adaptation mais « poser une fin quelconque de l'éducation qui serait son but et(10) sa règle revient à retirer au processus éducatif la majeure partie de son sens ». Le processus est celui même de la vie, entendue comme expérience vécue dans sa totalité, il est identifié à la « croissance » (Growth). Reprenant le thème des trois éducations, Dewey reproche à Rousseau de les avoir considérées comme des opérations indépendantes (d'où l'obligation de se diriger sur celle de la nature puisqu'elle ne dépend pas de nous). Il aurait ainsi confondu la structure des activités organiques et les conditions (déterminées par l'environnement) de leur utilisation. C'est le milieu social qui va diriger la croissance. La nature, pour Rousseau, représente nos dispositions et facultés avant d'être « contraintes par nos habitudes »). L'habitude est redéfinie positivement par Dewey comme habileté, inscrite dans une hiérarchie continue : marcher, parler, jouer du piano ou être chirurgien... la formation d'habitudes actives suppose une reconstruction continuelle de l'expérience. Le processus éducatif est un processus d'adaptation à l'environnement par des réajustements constants et non « l'actualisation de puissances latentes dans une direction déterminée ». Le résultat (la capacité à continuer à s'éduquer) entretient le mouvement. L'éducation scolaire en particulier doit créer « un désir de croissance continue »(11).
La distinction qui est opérée, en rupture avec cette problématique, par Hannah Arendt entre la croissance, fait biologique, et l'accès au monde proprement humain indique assez que le souci de la vie n'a rien à voir avec l'éducation. Dans un cas, il s'agit de la naissance d'un être humain, dans l'autre de devenir humain. La « naissance » (birth) entraîne un « naître au monde » (natality). Elle initie une capacité de commencer et occasionner du nouveau. Le monde est déjà constitué à chaque naissance par le tissu de significations, les œuvres et les relations qui en font un monde humain. La référence à la vie – et par suite au travail comme activité qui maintient celle-ci plutôt qu'aux œuvres – est le symptôme d'une culture qui en est venue, par retrait des autres valeurs, à accorder le statut de bien le plus élevé que les hommes puissent avoir à ce qu'ils ont de moins proprement humain, « le procès biologique de la vie ». L'éducation est alors conçue sur ce modèle comme « activité » (faire plutôt qu'apprendre), ou adaptation qui voudrait faire éprouver aux enfants une « vraie » vie. La première conséquence est la confusion du travail et du jeu, qui est aussi une activité vitale. Mais l'erreur la plus grave est d'avoir fait de l'école, qui n'est en rien une « société », une miniature de la société démocratique. C'est livrer immédiatement l'enfant à la volonté de la majorité : il se voit alors privé de l'affrontement nécessaire avec l'adulte et soumis irrémédiablement à une autorité, elle, incontestable. La lutte avec l'adulte est inégale mais permet de s'éprouver face à lui ; la « tyrannie de la majorité » est bien plus effrayante d'autant que l'adulte se voit en retour privé d'un rapport normal (et individuel) à l'enfant, qui ne peut se construire sur l'égalité. Vouloir introduire « la vie » à l'école se révèle être en rupture avec la vie réelle de la société où, normalement, des gens de tout âge coexistent. À l'inverse, les enfants doivent être protégés des rapports de force qui caractérisent la politique et, de façon générale, protégés contre le monde par lequel ils ne sont pas encore prêts. La vie ne devrait pas être une valeur dans la sphère du public mais dans celle du privé (qui suppose l'intimité). Elle l'est devenue par la confusion moderne entre les deux sous la figure du « social » qui permet de transformer chacun en son contraire. L'école fait alors contrepoids parce qu'elle est cette institution qui réécarte le privé et le public : transition de l'un à l'autre, abri temporaire de ceux qui ne sont pas encore mûrs pour le monde commun, elle fait passer entre les deux sa limite. Cela a plusieurs conséquences. D'abord l'éducation, en tant qu'elle se distingue du « fait d'apprendre », a un terme qui doit être marqué ; ensuite, pré-politique, l'école doit être « conservatrice » en un sens non politique : en l'absence de tradition pour nous guider, elle est le seul lieu où se conserve à des fins de transmission, le passé. Quant au présent, il s'agit simplement pour l'éducateur de présenter aux enfants le monde tel qu'il est, de le mettre à disposition (« Voici notre monde »). C'est là, et là seulement, que peut jouer le principe d'autorité qui s'est retiré de la vie moderne. En ce sens, l'éducateur n'est pas du monde, il représente le monde auprès des enfants, et répond de celui-ci (même s'il le souhaite différent). L'école ne proposera pas de fins car, aussi radicales et nouvelles que puissent être ses idées, face à la nouveauté, et à l'imprévisibilité qu'elle entraîne, l'adulte est déjà ancien : « C'est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l'éducation doit être conservatrice ». Elle n'a pour fin ni l'adaptation ni le changement. Préserver la possibilité de l'imprévisible est son dernier mot.
L'émergence des « totalitarismes » – question qui oriente la réflexion d'Arendt – peut annuler toute pensée sur l'éducation dans la mesure où ce qui fait le mot d'ordre et le programme de ceux-ci est l'affirmation que « tout est possible ». On peut tout faire de l'homme jusqu'à l'oublier et les considérations axiologiques n'ont plus de sens lorsque l'efficacité se légitime par avance elle-même. C'est la loi du « mouvement » qui est en effet la justification du totalitarisme (des lois de la « nature » ou de « l'histoire ») et les programmes d'éducation peuvent être remplacés par des programmes d'élevage (sélection, tri, propagande) des masses qui rendent chacun « superflu ». Apologie du mouvement, le totalitarisme est régressif en ramenant l'humanité à une nature maîtrisée (le matériau humain) mais d'où toute présence proprement humaine est effacée. Il représente un cas limite, où l'État envahit tous les secteurs de la vie sociale, et est par là un risque porté par les sociétés démocratiques modernes, où la dépossession de soi peut commencer par l'abandon du souci politique. La dissolution des modèles d'éducation publique par l'entrée de l'État dans la sphère du privé est en tout cas la forme moderne du malaise dans l'éducation : la mise à jour des intimités, la confusion des rôles, la déréalisation des familles. Elle rend difficile l'identification du sujet de l'éducation – individu ou personne – pris entre sa visibilité sociale et sa biographie particulière.
On l'a vu, la définition que donnait Durkheim de l'éducation comme « socialisation méthodique » reste imprécise et invite de fait à pluraliser les approches (la psychologie, par exemple, peut s'occuper de l'individualisation de l'acte éducatif) mais sur une base sociologique forte (la psychologie est abstraite dans la mesure où l'individu est moins réel que la société). L'invite alors tourne court puisqu'elle laisse inutilisée l'approche subjective de la relation éducative (le maître et même les parents sont les représentants impersonnels de la société). La description de l'expérience individuelle doit être déplacée vers le point de vue du sujet pour faire sens. Celui-ci peut, à cette condition, être abordé sur son versant empirique et psychologique et la relation adulte enfant examinée dans toute sa généralité, non plus simplement comme expression d'une relation sociale mais comme rencontre qui a une signification réciproque. Prise ainsi dans sa généralité – pas forcément privée ni déjà publique – elle manifeste cependant une asymétrie et le statut de domination qu'elle induit. Maurice Merleau-Ponty assurera un cours de psychologie et de pédagogie à la Sorbonne (1949-1952) où cette dépendance se voit travaillée dans notre mode de connaissance de l'enfant (psychologie particulièrement) et notre mode de gouvernement de celui-ci (pédagogie). La pédagogie – pré-politique par le mode d'autorité qu'elle instaure – dépend de représentations sur la nature de l'enfant que la psychologie valide scientifiquement. Mais il y a là une captation. La dépendance de l'enfant fait appel à une donnée de nature (la néoténie, la longueur anormale de l'enfance humaine) mais elle est prolongée par un artifice qui est social, alors qu'elle se révèle être une contradiction dès le départ : prise dans le langage avant même d'entrer dans la parole, inscrite dans un réseau d'ustensiles qui s'étendent au delà de son corps, l'existence de l'enfant est d'emblée sociale, même si elle retient quelque chose de la nature. Et c'est justement l'impuissance de l'enfant qui l'amène à transacter immédiatement avec son entourage à l'aide de signes. Il n'y a pas de nature enfantine sur laquelle s'exercerait l'éducation (mais « naturalisation » par l'adulte de ces premiers rapports sociaux). Plutôt, il y a relation d'où un double phénomène d'identification de l'adulte à l'enfant et de l'enfant à l'adulte : « Nous décrivons donc non une nature de l'enfant, mais un rapport de l'enfant avec un être qui n'est plus un enfant. Rapport qui traduit la façon dont l'enfance est conçue dans notre société ». La négation est privative : un être qui n'est plus un enfant, mais qui justement se voit renvoyé à cette réalité qui l'a constitué. La conduite d'une éducation est toujours enfance revécue et, par un effet en miroir, l'enfant qui répond à nos sollicitations et nos attentes nous révèle à nous mêmes. Merleau-Ponty répond en partie à l'énigme de l'éducateur qui doit être éduqué : l'enfant est précisément celui-ci et le cercle n'est pas antécédent au problème mais constitutif de la relation, qui se noue dans ce face à face. En particulier, la définition de la pédagogie (classiquement, la connaissance de l'enfant et des procédures pour agir sur celui-ci) peut être renversée : « La pédagogie sera donc la description de l'image que l'adulte se fait de l'enfant ».
On peut parler, plutôt que de nature de l'enfant, de « polymorphisme culturel » (ici Merleau-Ponty suit Claude Lévi Strauss). Contrairement à l'adulte, l'enfant n'en est pas encore à ne pouvoir se déprendre d'une culture déterminée et ébauche d'autres comportements possibles, d'où la tentation (marquée en psychologie) de le comparer au primitif, ou encore au malade mental. De ce point de vue aussi, sa dépendance n'est pas naturelle mais permet la répression d'autres formes d'altérité qui se dessinent.
L'histoire nous apprend, par ailleurs, à quel point les modes et la durée de cette dépendance peuvent varier et à relativiser l'impuissance de l'enfant. Celle-ci est signe et condition de sa puissance ultérieure, puissance qui doit – avec Descartes – être distinguée de sa liberté. La liberté est la même que pour l'adulte mais ne fait pas encore sens tant qu'elle est privée des moyens de se réaliser. L'appel à l'histoire et aux sciences humaines – à l'intérieur d'un cours de psychologie et de pédagogie – restitue finalement à la réflexion sa dimension politique : l'enfant est rapproché du primitif et de la femme également colonisés au nom d'une « nature ». La conception de l'enfance comme relation (et donc de l'enfant comme sujet et non objet de l'éducation, ou alors l'objet est aussi l'éducateur lui-même) renvoie au tout historique et social dans lequel elle se présente et qui permet d'identifier les contraintes qu'une réflexion sur l'éducation doit prendre en compte. On peut alors espérer qu'elle contribue à mettre en place, entre les exigences de l'individualisation et celles de la collectivité, cette dialectique entre puissance et liberté par où le sujet parvient – pour reprendre une formule d'Aristote – à la capacité de « poser des actes ».
Patrick Thierry
Notes bibliographiques
- 1 ↑ L'ambiguïté s'y ajoute si l'on prétend partir d'une autre étymologie et faire venir « éducation » de exducere (« conduire hors de »).
- 2 ↑ Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1, 1094b, Platon, Les lois, IV, 723b, La République, IV, 424-425.
- 3 ↑ « rudis » : ceux d'une intelligence grossière, d'où « débutants ».
- 4 ↑ Saint Augustin, De Magistro et Somme théologique I, 90, 117, 1.
- 5 ↑ Rousseau, J.-J., Économie politique (1755) ; Kant, E., Remarques touchant les Observations sur le sentiment du beau et du sublime.
- 6 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, II, 83.
- 7 ↑ Rousseau, J.-J., Cinq mémoires sur l'Instruction publique (1791).
- 8 ↑ Durkheim, É., L'individualisme et les Intellectuels (1898).
- 9 ↑ Dewey, J., L'École et l'enfant, 1896, My Pedagogical Creed, mon crédo pédagogique, 1897 ; Piaget, J., Psychologie et pédagogie (1935-1965).
- 10 ↑ Dewey, J., Démocratie et éducation, 1916.
- 11 ↑ La crise de l'éducation, 1958.
- Voir aussi : Blais, M.-C., Gauchet M., Ottavi, D., Pour une philosophie politique de l'éducation. Six questions d'aujourd'hui, Bayard, Paris, 2002.
- Reboul, O., Les valeurs de l'éducation, PUF, Paris, (2e éd.), 1999.