moteur

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin motus, « mouvement ».

Philosophie Générale, Histoire des Sciences

Principe du mouvement, tant naturel qu'artificiel.

Le mouvement n'est possible qu'en vertu de l'assignation au mobile d'un moteur. Cette proposition n'est pas limitée au champ de la mécanique qui voit le jour dans les textes grecs, et dont le développement ultime tiendra dans une statique – ou plutôt une hydrostatique, le cosmos étant un véritable milieu dans lequel des fluides de consistances diverses tiennent lieu d'ambiant. Dans la Physique, Aristote distingue les êtres qui sont par nature et ceux qui sont par art(1). De cette distinction en naît une autre : la distinction entre mouvements naturels et mouvements violents. Est naturel un mouvement qui s'accomplit selon la nature propre du mobile : vers le bas s'il est lourd, vers le haut s'il est léger.

La définition du mouvement comme acte (entéléchie) de ce qui est en puissance en tant qu'il est en puissance est dénoncée par Descartes en tant qu'obscurité conceptuelle(2). C'est que le mouvement selon Aristote n'est pas seulement le mouvement selon le lieu ; le mouvement par excellence, c'est celui de la génération et de la corruption qui affecte la substance (mais aussi : plus et moins, altération, local). Du premier moteur aux êtres les plus humbles du cosmos aristotélicien, la motricité est posée comme un principe qui articule tous les moments du devenir, c'est-à-dire aussi le passage d'une forme à sa négation, puis à la négation de cette négation. En réduisant la définition du mouvement selon Aristote au seul cas du mouvement local, et en jugeant cette définition absurde, Descartes ne se limite pas à commettre une erreur d'interprétation : il déplace les critères mêmes de l'intelligibilité d'une physique qui systématise l'analyse des êtres naturels et ne sépare pas la pensée de l'étendue. Que le désir soit dans le corps, dans n'importe quel corps, voilà qui est absurde pour une doctrine de la séparation du corps et de l'âme. C'est bien dans la modification de la conception de ce qu'est un corps que se trouve l'explication du rejet de la définition proposée par Aristote. La pensée classique distingue les corps vivants de ceux qui ne le sont pas et son concept du corps s'est considérablement réduit en extension, ayant gagné en compréhension. La physique d'Aristote serait la psychologie d'un monde où chaque corps disposerait d'une âme.

De l'impetus à l'inertie

Les mouvements violents, ceux dont le principe est extérieur au mobile et que l'on retrouve dans toutes les activités où la tekhne s'adosse à la nature (dans l'art comme dans la production des biens et des richesses), constituent la difficulté centrale de la mécanique aristotélicienne : comment penser en effet le mouvement d'un mobile qui a été séparé de la cause de son mouvement ? Une flèche, une fois décochée, est dans cette situation de mouvement qui se conserve en l'absence du moteur. Pour l'expliquer, Aristote fait appel à l'antiperistasis, c'est-à-dire à l'action du milieu qui, repoussé par devant, forme un courant de perturbation dans lequel le mobile peut prolonger sa trajectoire en perdant peu de son mouvement. Les premières critiques de ces notions surviennent au xiiie s., chez Jordanius Nemorarius. Mais c'est à Buridan puis à Nicole Oresme que l'on doit une hypothèse nouvelle, seulement suggérée par Nemorarius : le moteur est dans le corps. C'est ainsi que le corps possède une virtus interne, qui lui a été communiquée par l'impulsion initiale. De cet impetus provient en droite ligne l'impeto galiléen, cet effort qui, dans le corps, s'épuise à mesure que les contraintes extérieures s'accumulent. Galilée n'a pas inventé le principe d'inertie moderne, mais une expérience de pensée le conduit à envisager, dans le Dialogue, la possibilité que le moteur présent dans le corps ne rencontre aucune cause extérieure d'accroissement ou d'épuisement : le mouvement irait en ligne droite indéfiniment. La première loi de Newton, c'est-à-dire aussi les deux lois de la nature dans la physique cartésienne, identifient cette inertie à une conservation d'état de mouvement : l'idée dynamique d'un effort moteur conçu comme une qualité ou un accident dans le corps susceptible d'accroissement ou de diminution, qui avait survécu à la critique médiévale de la physique d'Aristote, est abolie au profit d'une relation entre un état mécanique interne et une force extérieure, motrice, qui vient modifier cet état. En substituant ainsi à la notion qualitative de moteur un état lié à l'application d'une quantité de puissance motrice, la physique naissante se donne les moyens d'une science appropriée à la connaissance des purs effets, à distance de la problématique causale qui animait la physique d'Aristote.

Les principes de la thermodynamique

La formulation des principes les plus fondamentaux de l'énergétique contemporaine est issue en partie du travail mené par Sadi Carnot sur les machines à vapeur(3). Or ces recherches conduisent à une qualification entièrement nouvelle des relations entre le travail mécanique et l'énergie.

Le premier principe de cette thermodynamique naissante est donc simplement la mise en forme de la conservation de l'énergie totale d'un système, que les mécaniciens pensaient avoir circonscrite aux vitesses et aux hauteurs, c'est-à-dire à l'énergie cinétique et à l'énergie potentielle. On savait de longue date que le frottement opérait à la façon d'un amortissement du mouvement, mais cette forme de travail mécanique n'a été véritablement perçue que dans le cadre des observations de Rumford (Benjamin Thomson) sur la production mécanique de la chaleur, à la fin du xviiie s. Exprimer la conservation de l'énergie en incluant la chaleur conduit à définir pour toutes les formes d'énergie une grandeur équivalente en travail mécanique. Les travaux de Carnot portent précisément sur la puissance motrice du feu et visent à analyser le rendement des machines et de leur moteur.

On ne peut créer de travail dans un cycle fermé avec une seule source de chaleur. Il faut au minimum deux sources à des températures T1 et T2 pour produire une puissance motrice. Le principe de Carnot s'exprime par la relation : qui prend la valeur de l'égalité dans le cas des processus réversibles. Clausius, Clapeyron, Kelvin parviennent aussi à ce principe selon lequel les processus naturels sont orientés : la chaleur est une forme dégradée de l'énergie, sa production par le biais de l'énergie mécanique, électrique ou nucléaire est chose aisée. L'opération inverse, qui définit la notion contemporaine de moteur, est bien plus difficile et nécessite de raisonner selon les termes indiqués par Carnot dans l'étude des machines à vapeur. Le principe de la bithermie est, avec l'introduction de l'énergie électrique, un point de rupture décisif dans la pensée de la motricité. En passant d'une détermination seulement mécanique ou dynamique (chez les Grecs comme chez les classiques) au vaste potentiel énergétique qu'offrent les ressources naturelles et leur conversion en équivalent-travail, le moteur n'a pas seulement accru la puissance disponible, il a aussi fait entrer la nature dans une autre ère de son assimilation et de sa transformation. Dans cette ère, notre science des machines nous permet de comprendre que le principe de Carnot renvoie l'image d'un monde aux processus irréversibles, dont l'énergie, lorsqu'elle est dégradée en chaleur, s'épuise en diminuant la richesse naturelle. Ce monde où le corps perd et ne cesse de s'épuiser est une situation nouvelle pour la physique comme pour la psychè collective en général(4). Il est bien évident que c'est dans ce contexte qu'ont été formulées les incantations heidegeriennes contre l'« arraisonnement » (Gestell) qui est le mode de fonctionnement propre à toute technique, mais qui a été révélée par son devenir dans la forme contemporaine du moteur. Heidegger(5) n'oppose-t-il pas, d'une façon certes étrange, le petit pont de bois et la centrale hydroélectrique ? De l'un à l'autre, ce qui change n'est pas tant la présence d'un moteur support d'une puissance technique, que leur nature même et le degré de domestication des forces naturelles qu'ils supposent respectivement.

Formulée dans le contexte de la révolution industrielle, et singulièrement dans celui du développement sans précédent des techniques de domestication de l'énergie (vapeur doublée par le système à double effet de Watt dès les années 1780, charbon et bientôt l'énergie à explosion), la recherche du rendement maximal d'un moteur est l'axe de développement des techniques les plus contemporaines (rendement maximal d'un moteur Diesel suralimenté : 45 %). Gilbert Simondon réclamait à juste titre que soit inscrite dans la culture générale la nécessité de connaître et maîtriser des objets techniques aussi courants que le sont les moteurs à explosion. Vain espoir pour une connaissance qui serait cependant si nécessaire à un examen philosophique des mutations contemporaines de l'idée de nature.

Fabien Chareix

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Aristote, Physique, Livre II, Ch. 1, §§ 1-6. Trad. H. Carteron, Les Belles Lettres, Paris, 1931.
  • 2 ↑ Descartes, R., Règle XII des Regulæ ad directionem ingenii, Vrin-reprise, Paris, vol X – Reprint de l'éd. Adam et Tannery, Vrin, Paris, 1971.
  • 3 ↑ Carnot, S., Réflexions sur la puissance motrice du feu, Bachelier, Paris, 1824.
  • 4 ↑ Prigogine, L., Stengers, I., La nouvelle alliance. Métamorphose de la science, Gallimard, Paris, 1979, p. 180 : « [...] le monde brûle comme une fournaise, sans restauration concevable, il faut donc bien que l'énergie, tout en se conservant, se dissipe ».
  • 5 ↑ Heidegger, M., « La question de la technique », in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1985.

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