lieu
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin locus, « lieu ». En grec : topos.
Philosophie Générale, Linguistique
Dispositif argumentatif central dans la pensée d'Aristote, Cicéron, Quintilien et Boèce, le lieu est progressivement réduit, à partir de la Renaissance, à un thème littéraire appartenant à une certaine tradition historique et linguistique.
Les lieux fournissent les points de vues universels, ou tout au moins généraux, à partir desquels l'on peut tirer des conséquences particulières, qui soient cependant crédibles et valides. Ils sont donc des schèmes que l'argumentation plausible ou vraisemblable, non nécessaire, utilise pour structurer les prémisses d'un discours de sorte à aboutir à la conclusion recherchée (par exemple le lieu : « tout ce qui appartient à l'espèce appartient au genre »). C'est pourquoi, pour Aristote, les lieux sont les ressources argumentatives de la dialectique autant que de la rhétorique, même s'ils ne se recoupent pas. Mais à partir de Cicéron les lieux sont considérés comme les « sièges » de l'argumentation rhétorique, qui sont progressivement réduits, à partir de la Renaissance, à des thèmes répertoriés, « communs » à la tradition littéraire. Le philosophe contemporain H.G. Gadamer reprend en ce sens l'héritage des lieux rhétoriques, les considérant comme les présupposés fondateurs d'une certains culture, voire d'une certaine Bildung.
L'argumentation dialectique et l'argumentation rhétorique ont en commun, chez Aristote, le caractère seulement plausible de leurs prémisses, si bien que les lieux fournissent les modalités appropriées pour trouver les « meilleures » prémisses et construire un raisonnement cohérent. Cependant la rhétorique et la dialectique n'utilisent pas tout à fait les mêmes lieux, car elles visent à un genre de cohérence différent : la rhétorique se veut persuasive, vraisemblable, tandis que la dialectique met en forme, par l'interrogation et la réfutation, un discours formellement non contradictoire. Les lieux dialectiques occupent la plus grande partie des Topiques, et concernent les quatre prédicables : le genre, le propre, l'accident et la différence (qui doit être mise cependant sur le même rang que le genre, en partageant la même nature). Par contre la partie consacrée aux lieux est beaucoup plus réduite dans la Rhétorique (dans le livre II) et se distinguent en : lieux qui reposent sur le possible / impossible ; lieux construits sur l'éloge / le blâme et lieux propres à l'enthymème, et qui recoupent certains lieux des Topiques. Toutefois, pour Aristote, le caractère probant de l'argumentation rhétorique ne dépend pas des lieux, qui sont seulement la condition préliminaire pour construire une argumentation cohérente. La réduction de la preuve au lieu est une opération propre à la rhétorique de Cicéron, qui en change considérablement le statut. En effet, Aristote avait distingué entre les preuves techniques et les preuves extra-techniques de la rhétorique : les premières étaient fourmes par trois éléments : le caractère de l'orateur, la disposition affective produite par le discours de l'orateur et l'argumentation de celui-ci. Les secondes étaient les aveux extorqués par la torture et les témoignages qui ne dépend pas de la compétence de l'orateur et ne sont pas l'objet d'une méthode (cf. Rhétorique, I, 1355 a-b). Cicéron, par contre, estime que les preuves extra-techniques font partie intégrante de la stratégie argumentative et qu'elles exigent une méthode oratoire : les aveux extraits par la torture peuvent être en fait utilisés tant par l'accusation que par la défense dans un tribunal. Ainsi Cicéron conçoit-il les preuves extra-techniques comme des preuves externes mais susceptibles d'être utilisées indifféremment pour ou contre telle ou telle thèse (in utramque partem) : il radicalise par là la nature juridique de la rhétorique (cf. De Oratore, II, 114-119 ; III, 50-51 ; Partitiones oratoriae, 6-8, 51, De Inventione, 2, 48). Deux conséquences majeures s'ensuivent : d'une part, la preuve tend à se superposer (et à se réduire) au lieu, si bien que l'argumentum est souvent exprimé par le terme locus ; d'autre part, l'appauvrissement de l'argumentation elle-même qui peut être réduite à une forme d'habileté consistant à repérer les meilleurs lieux dans un répertoire donné, et à un certain talent dans la façon d'agencer indifféremment des arguments pour ou contre. Chez Cicéron, cette réduction s'accompagne encore d'une exigence morale de droiture et d'un projet encyclopédique, qui voit dans les lieux communs la sédimentation d'une culture. Toutefois, à partir de la Renaissance, les lieux de la rhétorique sont de plus en plus interprétés, par les hommes de lettres, comme le « trésor » dans laquelle une certaine tradition conserve ses caractères spécifiques : le lieu devient ainsi un thème propre à une culture, il en exprime même le « goût ». C'est justement ce lien entre les lieux, la culture et le goût fondateur d'une communauté historique qui est repris par E.R. Curtius, sur le plan littéraire, et par H.G. Gadamer, sur le plan philosophique : les « lieux communs » sont le patrimoine culturel qui oriente par avance notre compréhension du monde et fonde notre appartenance à une certaine communauté linguistique.
Une autre direction a été inaugurée par Boèce, qui, en particulier dans son De differentiis Topicis, reprend la notion de locus, à partir de sa réflexion d'Aristote, de Cicéron et de Thémiste. Tout en distinguant et en comparant les lieux de la rhétorique et de la dialectique, le lieu est pour lui une modalité d'argumentation spécifique qui permet de résoudre les questions particulières : il est donc étroitement lié à l'argumentation dialectique, formalisée dans le syllogisme hypothétique, que Boèce reprend aussi bien d'Aristote que des Stoïciens. La réflexion de Boèce sur les syllogismes hypothétiques, c'est-à-dire conditionnels (dans la formulation aristotélicienne : « si A est prédicat de B, et B est prédicat de C, alors A est prédicat de C », ou bien, dans une formulation stoïcienne : « Si A est, B est ; mais A est, alors B est »), est donc dépendante de la conception spécifique des lieux. Boèce estime que le lieu peut assurer le passage de la prémisse à la conclusion dans une argumentation plausible : le lieu est en effet composé des deux parties : « la proposition maxime » (maxima propositio) qui fonctionne comme une proposition universelle ou très générale, ayant le rôle de la prémisse majeure (par exemple : « si le semblable est possible, son semblable l'est aussi »), et la différence (differentia) qui permet de ranger la proposition majeure en spécifiant le point de vue (le genre, l'espèce, la partie etc.).
C'est cette réflexion sur le lieu comme argument qui est repris par la dialectique humaniste, depuis L. Valla, jusqu'à R. Agricola ou Pierre de la Ramée, avec le souci d'établir les règles de l'argumentation plausible ou vraisemblable sans pour autant la réduire à une forme d'habileté rhétorique.
Le lieu est un schème d'intelligibilité pour construire des raisonnements cohérents et vraisemblables. Lorsqu'il est interprété comme un thème fondateur d'une culture, il perd son pouvoir argumentatif.
Fosca Mariani Zini
Notes bibliographiques
- Agricola, R., De inventione dialectica libri tres, Cologne, 1539.
- Aristote, Topiques, éd. J. Brunschwig, Paris, 1967.
- Aristote, Rhétorique, éds. M. Dufour et A. Wartelle, Paris, 1931-1973.
- Cicéron, De Oratore, éd. H. Bornecque, Paris, 1932.
- Cicéron, Topica, éd. H. Bornecque, 1960.
- Boèce, De Topicis differentiis, éd. E. Stump, Ithaca et Londres, 1978.
- Gadamer, H.G., Vérité et méthode (1960), trad. fr., Paris, 1996.
→ aristotélisme, dialectique, enthymème, rhétorique, syllogisme