intuitionnisme
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Philosophie Cognitive, Logique
Théorie opposée au formalisme, selon laquelle on ne peut réduire les mathématiques ou la logique à leurs règles formelles, dans la mesure où leur système de règles n'est pas un pur système de définitions mais comporte des hypothèses.
L'intuitionnisme, écrit Brouwer, « d'une part accroît la finesse de la logique, d'autre part ne reconnaît pas dans la logique une source de vérité »(1). La logique intuitionniste distingue entre des énoncés classiquement équivalents, comme A et ¬¬A : refusant la loi classique de « double négation » qui permet de conclure de ¬¬A à A, l'intuitionniste demande qu'une assertion soit justifiée par une construction spécifique, dont le constat de l'absurdité de la négation de l'énoncé asserté ne peut tenir lieu. Ce désaccord relatif à la correction de certaines lois logiques doit être rapporté à une divergence touchant à l'ontologie des objets mathématiques. Le logicien classique admet le principe du tiers exclu, parce qu'il se représente, par exemple, la collection des entiers naturels comme une totalité achevée, indépendante de l'esprit humain : dans cette perspective, ou bien la collection en question contient un nombre n tel que ɸ (n), ou bien elle n'en contient pas, et ceci de manière objectivement déterminée, indépendamment de notre aptitude à savoir ce qu'il en est effectivement. À l'inverse, il n'y a aucune raison que le tiers exclu s'applique à une collection infinie « en progrès » : à chaque stade de la construction de cette collection, il se peut qu'aucun élément possédant la propriété ɸ n'ait été encore engendré, sans pour autant qu'il puisse être d'ores et déjà exclu qu'un élément de ce genre soit construit à un stade ultérieur. La critique intuitionniste de certaines règles logiques s'accompagne d'une réévaluation de la place de la logique en général, que Brouwer trouve largement usurpée : les seules vérités qui comptent sont celles dont nous faisons l'expérience, et la logique, qui propose des inférences « aveugles » d'une formule à une autre, voudrait justement nous dispenser d'expérimenter et d'éprouver les vérités mathématiques que ces formules représentent de manière plus ou moins adéquate.
Le principal disciple de Brouwer, Heyting, a néanmoins assuré à l'intuitionnisme une place de choix en logique, par le biais d'une contribution dont Brouwer lui-même était loin d'approuver le principe. Renonçant en partie à la condamnation de toute entreprise de formalisation, Heyting(2) a proposé un système formel destiné à présenter rigoureusement les principes de la logique intuitionniste, et dont l'idée séminale consiste à définir non pas les conditions de vérité des énoncés, mais leurs conditions d'assertabilité, c'est-à-dire les conditions dans lesquelles on peut les tenir pour prouvés. Cette sémantique, dite BHK (Brouwer-Heyting-Kolmogoroff), stipule, par exemple, que la preuve d'une disjonction A v B consiste en la donnée d'une preuve de A ou d'une preuve de B, et que la preuve d'une négation consiste en la donnée d'une construction qui transforme toute preuve putative de la proposition niée en une preuve de l'absurdité. Le principe du tiers-exclu n'y est pas universellement valide, puisqu'il existe des cas où nous ne disposons ni d'une preuve de A ni d'une démonstration du fait que toute preuve de A serait ipso facto une preuve d'une proposition absurde.
Plus récemment, Dummett a proposé de fonder l'intuitionnisme sur un principe de « manifestabilité », en vertu duquel « la signification d'un énoncé ne peut pas être – ou contenir comme ingrédient – quelque chose qui ne serait pas manifeste dans l'usage qui est fait de l'énoncé, quelque chose qui réside uniquement dans l'esprit de l'individu qui appréhende sa signification »(3). La signification d'un énoncé ne doit donc pas être définie par référence à des conditions qui pourraient être en principe satisfaites à l'insu de l'individu qui maîtrise cette signification : elle doit être identifiée aux conditions d'assertabilité de l'énoncé, plutôt qu'à ses conditions de vérité. Une telle sémantique « antiréaliste » généralise à l'ensemble du langage la réforme proposée par l'intuitionnisme pour le langage mathématique.
Jacques Dubucs
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Brouwer, L. E. J., « Conscience, philosophie, et mathématique » (1948), in J. Largeault (éd.), Intuitionnisme et théorie de la démonstration, Vrin, Paris, 1992, p. 440.
- 2 ↑ Heyting, A., Intuitionism, North-Holland Publications, Amsterdam, 1956, p. 98.
- 3 ↑ Dummett, M., « La base philosophique de la logique intuitionniste » (1973), trad. F. Pataut, in Philosophie de la logique, Minuit, Paris, 1991, p. 81.
- Voir aussi : Poincaré, J.-H., La science et l'hypothèse, chap. I et III, éd. 1968, Champs Flammarion, Paris.
- Dummett, M., Elements of Intuitionism, Oxford University Press, 1977.
→ constructivisme, formalisation
Philosophie Moderne, Philosophie Contemporaine, Morale
Courant de la philosophie morale britannique, soutenant qu'il y a des vérités morales indépendantes de notre esprit (réalisme moral), et que nous les connaissons d'une façon directe.
Les premiers intuitionnistes (les platoniciens de Cambridge R. Cudworth(1) et H. More, au xviie s. ; S. Clarke et R. Price, au xviiie s.) affirmaient que les vérités morales étaient connues par la raison. Ils rejetaient le volontarisme, l'idée qu'une chose est bonne, parce qu'elle est voulue (par Dieu, pour Calvin ; ou par les hommes, pour Hobbes) et le subjectivisme des théoriciens du sens moral : Hutcheson et Hume. Mais les objections de ce dernier à l'idée d'une raison pratique ont mené les intuitionnistes ultérieurs (Th. Reid(2), G. E. Moore(3), W. D. Ross(4) et H. Prichard) à postuler une faculté morale distincte.
Moore explicita et soutint les thèses métaéthiques de l'intuitionnisme : 1) les propriétés morales, quoique attribuées en fonction des propriétés naturelles, ne sont pas réductibles aux propriétés naturelles ; 2) les propriétés morales appartiennent réellement aux choses, elles ne sont pas projetées ; 3) certaines vérités morales sont connues de nous sans inférence ni affection.
L'intuitionnisme s'intègre mal à l'image scientifique du monde : que peuvent être des faits non naturels, et l'intuition qui nous les découvre ? Le défaut de consensus en éthique, par rapport aux mathématiques par exemple, plaide en sa défaveur. Ses partisans actuels reprochent toutefois aux positions alternatives soit de mener au scepticisme (émotivisme), soit d'être obligés d'accepter l'intuitionnisme (naturalisme et kantisme).
Julien Dutant
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Cudworth, R., A Treatise on the immuable and eternal morality, 1731, trad. fr. « Traité de morale », PUF, Paris, 1995.
- 2 ↑ Reid, Th., Essays on the active powers of the human mind, 1788, trad. fr. « Essai sur les facultés actives de l'homme », in Œuvres complètes, Sautelet, Paris, 1829.
- 3 ↑ Moore, G. E., Principia ethica (1903), Cambridge, Univ. Press, chap. 5 & 6, trad. fr., 1998, Paris, PUF.
- 4 ↑ Ross, D. W., The Right and the Good (1930), Univ. Press, Oxford.