immatériel
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Théologie, Philosophie des Sciences, Esthétique
Qui n'a pas de consistance matérielle, que ce soit en raison de sa nature spirituelle, abstraite ou conceptuelle, ou faute de rapport avec les sens ou avec la chair.
Le terme apparaît dans les textes de Jean Scot Erigène (810-877) ; il désigne alors « la contemplation immatérielle des hiérarchies célestes »(1). On le trouve au xive s. dans le bas-latin ecclésiastique, ce sont les connotations religieuses qui dominent : le corps « immatériel » des anges. Pascal s'en sert en 1648 pour désigner ces « choses abstraites et immatérielles » que considère la géométrie ; de même « les proportions des nombres sont des choses immatérielles »(2). L'idéalisme de Berkeley (1750) sera de même perçu comme un « immatérialisme », le dialogue entre Hylas (partisan de la matière) et Philonoüs (celui qui aime l'esprit) amenant à privilégier les seules apparences sensibles au détriment de tout support ou substrat(3). Les choses et les êtres ne sont découverts que dans l'action du sujet percevant ; ils n'ont donc pas d'autre réalité que celle de la perception et se présentent comme autant de fantasmagories immatérielles.
Le terme est d'usage récent dans le champ esthétique. Son idée paraît effectivement antinomique avec la dimension d'incarnation de l'œuvre d'art. Elle a longtemps servi à désigner la dimension spirituelle ou abstraite de l'œuvre et se confond alors avec sa dimension formelle. Hegel, dans son Esthétique, parle plutôt de « spiritualité ». Son œuvre, cependant, paraît bien se circonscrire dans le champ délimité par les deux pôles du « matériel » et de l'« immatériel ».
Le terme est employé au xixe et au xxe s. par les écrivains (Sand, Zola – un « Jésus immatériel » –, Balzac, les Goncourt, Martin du Gard, Duhamel, Bernanos...) en opposition aux valeurs de la « chair » et aux jouissances terrestres. Il est alors synonyme de grâce, de légèreté, de spiritualité : selon Goncourt, la supériorité de la littérature « est d'avoir pour domaine et pour carrière de vendre de l'immatériel »(4). Il finit par désigner le « féerique », le « fantasmagorique », le « merveilleux »(5).
Dans le contexte d'aujourd'hui, il vise à se substituer au terme de spiritualité en vidant celui-ci de ses connotations religieuses. Employé dès la fin des années 1950 par Y. Klein qui souhaite « Longue vie à l'immatériel »(6), il est réactivé par Lyotard en 1985 et par F. de Mèredieu en 1994. Klein inaugure en 1962 ses « Cessions d'immatériel ». La « sensibilité picturale immatérielle » imprègne d'énergie l'ensemble d'une œuvre plastique qui tend à l'invisible, au vide. Cette notion réapparaît en 1985, avec l'exposition conçue par Lyotard pour le CCI du Centre Pompidou. Il s'agissait de désigner les « nouveaux matériaux » et d'analyser leur impact sur la création artistique. Le terme d'« immatériaux » permet de désigner les transformations que les nouveaux médias et les nouvelles technologies font subir à la matière. Celle-ci tend à s'évanouir au sein de processus énergétiques et dans les images produites par les ordinateurs. « Les matériaux « immatériels », sinon l'immatériel, sont désormais prépondérants dans le flux des échanges, qu'ils soient objet de transformation ou d'investissement »(7). Les nouveaux matériaux industriels (dont se sert l'art) apparaissent comme de plus en plus dématérialisés, leur conception en laboratoire précédant leur apparition. Le terme d'« immatériaux » survivra d'ailleurs à l'exposition.
En 1994, date de parution de l'Histoire matérielle et immatérielle de l'art moderne, le terme constitue un des deux pôles indissociables du développement de l'art moderne et contemporain (des impressionnistes à nos jours). Il acquiert droit de cité dans le vocabulaire de l'esthétique et de la critique d'art(8). La notion sert alors à désigner non pas « l'inverse ou le corrélat de la matière » mais l'« exténuation de celle-ci », sa « sublimation ». L'« immatériel » représente alors « l'extrême affinement, l'allégement et comme la fine pointe de la matière »
Placé sous l'égide de la philosophie hégélienne, le terme (qui fonctionne en corrélation avec son opposé, « matériel ») constitue désormais une catégorie à part entière. Il devient un principe explicatif qui permet de rendre compte de la totalité du développement de l'art moderne. Son champ d'application s'élargit considérablement, il envahit alors le champ de la critique d'art et devient d'usage courant à la fin des années 1990.
Florence de Mèredieu
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Panofsky, E., Architecture gothique et pensée scolastique, Latrobe, 1951, traduction et notes de Pierre Bourdieu, Paris, Editions de Minuit, 1967, p. 45.
- 2 ↑ Pascal, B., Pensées (1670), in Œuvres complètes, Seuil, Paris, 1963.
- 3 ↑ Berkeley, G., Trois Dialogues entre Hylas et Philonoüs (1713), trad. GF Flammarion, Paris, 1999.
- 4 ↑ Goncourt, J., et E. Journal (1862), éd. R. Ricatte, Paris, 1959, p. 1015.
- 5 ↑ Cf. le Vocabulaire esthétique de Souriau, PUF, Paris, 1990.
- 6 ↑ Klein, Y., Manifeste de l'hôtel Chelsea (1961), in Yves Klein, Centre Georges- Pompidou, Paris, 1983, pp. 194-195.
- 7 ↑ Lyotard, J.-F., les Immatériaux, Centre Pompidou / CCI, Paris, 1985.
- 8 ↑ Mèredieu, F. de, Histoire matérielle et immatérielle de l'art moderne, Larousse, Paris, 1999.
→ contemporain (art), matériau, réel, représentation, sculpture