artiste
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
De l'italien artista.
Esthétique
Depuis le xviiie s., praticien des arts du dessin (peintre, graveur, sculpteur) ; au xixe s., le terme s'étend aux interprètes des arts du spectacle (musique, théâtre, puis cinéma), de sorte qu'aujourd'hui il évoque indifféremment Édith Piaf ou Picasso.
Accompagnant ces glissements sémantiques, le terme « artiste » connaît un changement notable dans sa connotation : de descriptif, il tend à devenir évaluatif, chargé de jugements de valeur positifs (« Quel artiste ! »). Ce processus traduit à la fois la valorisation progressive de la création dans les sociétés occidentales et une tendance historique – repérée par E. Zilsel depuis l'Antiquité – au glissement de l'œuvre à la personne de l'artiste ; à partir de la Renaissance, le point d'application du jugement esthétique se détache de l'œuvre créée pour aller vers la démarche de création, puis vers le créateur lui-même, inscrit à partir du romantisme dans un nouveau cadre de représentations qui définit l'activité comme vocation et l'excellence comme nécessairement singulière, marquée par une triple exigence d'intériorité, d'originalité et d'universalité.
Cet investissement de l'artiste en personne trouva sa plus spectaculaire incarnation dans le cas Van Gogh, moment fondamental dans la superposition de l'excellence biographique de l'artiste à l'excellence professionnelle du peintre : popularisé par l'exemplarité de sa vie autant que par la qualité de son œuvre, il incarne un « changement de paradigme », cristallisant en sa personne des qualités jusqu'alors réservées aux héros ou aux saints. S'ajoute dorénavant un critère éthique d'excellence dans la conduite : un artiste peut être grand par sa vie autant que par ses œuvres, voire par sa vie plus que par ses œuvres. En découle cette idée – devenue si populaire qu'on n'en voit plus l'incongruité pour la tradition antérieure – que l'on doive être « artiste » avant que d'être peintre, sculpteur ou, plus généralement, créateur ou interprète d'œuvres d'art.
Cette valorisation du terme entraîne une tendance à son extension, rendant les limites de la catégorie d'autant plus floues qu'elle devient prestigieuse. Ce flou s'accentue avec l'art contemporain, marqué par une constellation de nouvelles pratiques, d'où le succès récent du terme « plasticien » pour des activités mêlant peinture, sculpture, vidéo, photographie, scénographie, urbanisme, voire philosophie. Mais le déplacement de l'intérêt pour l'œuvre à l'intérêt pour l'artiste n'est pas prêt de s'atténuer avec l'art contemporain : même lorsque celui-ci tente de transgresser cette condition fondamentale de l'art qu'est l'assignation de l'œuvre à un auteur, il ne peut complètement court-circuiter la présence de l'artiste, dont la reconnaissance – notamment depuis Duchamp – apparaît de plus en plus centrale, voire première, dans l'accréditation des œuvres.
Nathalie Heinich
Notes bibliographiques
- Heinich, N., la Gloire de Van Gogh. Essai d'anthropologie de l'admiration, Minuit, Paris, 1991.
- Heinich, N., Du peintre à l'artiste. Artisans et académiciens à l'âge classique, Minuit, Paris, 1993.
- Kris, E., et Kurz, O., l'Image de l'artiste. Légende, mythe et image (1934), Rivages, Marseille, 1987.
- Moulin, R., et al., les Artistes. Essai de morphologie sociale, La Documentation française, Paris, 1985.
- Wittkower, R. et M., les Enfants de Saturne (1963), Macula, Paris, 1985.
- Zilsel, E., le Génie. Histoire d'une notion, de l'Antiquité à la Renaissance (1926), Minuit, Paris, 1993.