Weltanschauung
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Expression allemande communément traduite par « conception du monde ».
Politique, Sociologie
Banalisée dans l'usage contemporain, l'expression Weltanschauung a joué un rôle important dans l'autodéfinition de la philosophie en Allemagne dans les trente premières années du xxe s. La question fut alors posée de savoir si la philosophie en général pouvait être considérée comme une « conception du monde », et, à l'inverse, si toute conception du monde était l'équivalent d'une philosophie.
Si l'expression Weltanschauung peut être rendue en français par « conception du monde », le fait que l'on ait souvent recours à la lexie allemande plutôt qu'à un équivalent français témoigne du sentiment que cette expression révèle une dimension plus particulièrement allemande de l'interprétation de la philosophie. Il est sans doute des usages très ordinaires, en français également, de la formule « conception du monde », évoquant de façon assez vague l'idée d'une cohérence globale des représentations qui seraient propres, selon le cas, à une époque, à une culture, à un parti politique, plus rarement à un individu. Mais il revient à la philosophie allemande du xxe s. d'avoir développé des emplois spécifiquement philosophiques de l'expression : il n'est rien d'équivalent, dans la littérature française du xxe s., aux analyses de W. Dilthey sur « les types de Weltanschauung et leur élaboration dans les systèmes métaphysiques » (1911) ou à celles de K. Jaspers sur la « psychologie des Weltanschauungen » (1919). Pour être les plus connus, ces deux ouvrages ne sont pas isolés. La liste des ouvrages allemands parus dans les deux premières décennies du xxe s. faisant mention dans leur titre du terme Weltanschauung est considérable, son indétermination lui permettant de circuler entre histoire de la littérature, religion, philosophie et sciences.
Il serait vain de vouloir tracer un tableau exhaustif de tous ces usages. Il faut connaître néanmoins cet emploi intensif de Weltanschauung dans le langage d'une époque déterminée des lettres et des sciences humaines en Allemagne pour comprendre l'un des enjeux du texte de Heidegger intitulé Die Zeit des Weltbildes(1). Heidegger reprenait dans cette conférence le fil d'une réflexion critique dont on trouve trace déjà dans les cours de Fribourg de 1919(2). Le premier cours seulement (« L'idée de la philosophie et le problème des conceptions du monde ») porte explicitement sur le thème de la Weltanschauung : encore ce thème n'est-il évoqué que dans l'introduction, où Heidegger constate la banalisation de l'usage du terme ainsi que la tendance, à un niveau plus élaboré, d'utiliser ce terme comme un synonyme de philosophie. Heidegger ne mentionnait ce recouvrement tendanciel entre philosophie et conception du monde que pour en contester le bien-fondé et introduire l'alternative d'un autre concept de la philosophie, sous le signe de la radicalité d'un questionnement originaire, d'inspiration phénoménologique. Le deuxième cours (« Phénoménologie et philosophie transcendantale des valeurs ») était consacré à un exposé critique de la formation de la philosophie des valeurs, à travers les positions philosophiques de Lotze, Cohen, Brentano, Windelband, Dilthey et Rickert. Le lien existant entre la thématique du Weltbild (« image du monde ») et de la Weltanschauung, d'une part, et l'inscription de la réflexion sur les valeurs et la culture au cœur de la réflexion philosophique, d'autre part, se retrouve dans la conférence de 1938 (« L'époque des “conceptions du monde” »), lié désormais à la méditation sur l'histoire de la métaphysique, plus précisément sur l'inflexion subjectiviste qu'elle a connue au commencement des temps modernes (avec Descartes), inflexion que manifeste l'interprétation du monde en termes représentatifs : la « conquête du monde en tant qu'image conçue » (« die Eroberung der Welt als Bild ») apparaît comme le corrélat de la promotion de l'homme au statut de « l'étant qui donne la mesure à tout étant et arrête toutes les normes »(3).
Heidegger souligne la dynamique conflictuelle impliquée dans cette transmutation de la philosophie en Weltanschauung. Celle-ci se décline au pluriel, en une confrontation des Weltanschauungen, c'est-à-dire en positions antagoniques relatives à la situation de l'homme dans le monde et aux règles de son action. Cet aspect antagonique se laisse illustrer notamment (bien que Heidegger ne mentionne pas ce texte) par les analyses de Weber dans la conférence sur « Le métier et la vocation de savant »(4). Dramatisant dans la métaphore d'une « guerre des dieux » l'incompatibilité ultime des points de vue possibles sur le sens et les valeurs dernières de l'action, Weber invitait les professeurs à se garder de tout prosélytisme moral ou politique. Les ambitions morales de la science devaient, selon lui, se borner à éclairer chacun sur la cohérence de la vision du monde que ses choix présupposent. À l'abstinence axiologique du savant faisait ainsi pendant une morale décisionniste, laquelle, à défaut d'imposer un ordre de valeurs déterminé, exigeait cependant de chacun la clarté réflexive et le sens de la responsabilité.
Catherine Colliot-Thélène
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Heidegger M., « L'époque des “conceptions du monde” », in Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1986, 99-146.
- 2 ↑ Heidegger M., « Die Idee der Philosophie und das Weltanschauungsproblem » et « Phänomenologie und transzendentale Wertphilosophie », in Zur Bestimmung der Philosophie, Gesamtausgabe, Bd. 56 / 57, Klostermann, Frankfurt am Main, 1987, resp. 1-11- et 119-203.
- 3 ↑ Ibid., p. 123.
- 4 ↑ Weber M., « Le métier et la vocation de savant », in le Savant et le Politique, 10 / 18, 1998, pp. 53-98.
- Voir aussi : Dilthey, W., Die Typen der Weltanschauungen und ihre Ausbildung in den metaphysischen Systemen, in Dilthey W., Gesammelte Schriften, Bd VIII, pp. 73-118.
- Jaspers, K., Psychologie der Weltanschauungen, Springer-Verlag, Berlin-Heidelberg-NewYork, 1971.
- Marquard, O., « Weltanschauungsphilosophie. Bemerkungen zu einer anthropologischen Denkform des neunzehnten und zwanzigsten Jahrhunderts », in Schwierigkeiten mit der Geschichtsphilosophie, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1973.