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Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».




Quelle ontologie pour l'œuvre d'art ?

Dès l'Antiquité, la philosophie s'est préoccupée de la nature des œuvres d'art et plus généralement des artefacts et de leurs propriétés. L'ontologie de l'art est inséparable de l'ontologie générale, elle se place au carrefour de l'esthétique et de la métaphysique, et elle reflète nécessairement la diversité des approches et des débats dont l'art a fait l'objet.

Repères historiques

Pour Platon, la production artistique est la moins sérieuse de toutes, à tel point qu'on peut douter que l'art soit vraiment une technè. Si quelque chose est le produit d'une technè, le jugement de valeur à son égard ne pose aucun problème : l'expert sait ce qu'est une bonne table ou une bonne armure. Les produits de l'art, au sens que nous donnerions aujourd'hui à ce terme, n'ont pas nécessairement pour finalité le bien, mais toutes sortes d'effets sur les spectateurs (des spectacles poétiques) ou sur les auditeurs (de poèmes chantés). L'art (la peinture et la poésie) se trouve au plus bas de la hiérarchie des modes d'existence : il copie ce qui copie ce qui est vrai, à l'instar du lit peint qui est une copie du lit fabriqué, lui-même copie du modèle du lit. L'art, pour Platon, n'a pas de valeur intrinsèque et doit faire l'objet d'une grande méfiance philosophique et politique. La raison fondamentale de ce déficit moral de l'art, c'est son indigence ontologique : l'œuvre d'art n'est rien de plus qu'une tromperie, quelque chose qui n'est pas ce qu'il prétend être et qui est tout autre chose que ce que l'on croit(1).

Aristote ne semble pas avoir partagé ce jugement sévère de Platon. On peut interpréter certains passages de la Poétique dans le sens d'une rectification de la dévaluation ontologique de l'image et de l'art en général, manifeste chez Platon(2). Pour Aristote, la disposition mimétique est au fondement des apprentissages cognitifs et, surtout, elle est directement liée à notre capacité abstractive. Alors que pour Platon, c'est la notion de ressemblance qui domine l'analyse de l'image – ce qui conduit à sa dévaluation ontologique –, chez Aristote, c'est la notion de structure ou de forme qui est fondamentale. Une bonne image nous fait comprendre pour une part ce qu'est la chose représentée elle-même.

L'art pour saint Thomas, et d'une façon générale pour bien des médiévaux, est recta ratio factibilium : un savoir-faire qui produit des artefacts comme on doit les faire ; c'est un « habitus opératif » qui rencontre des « habitus spéculatifs » grâce auxquels une chose est bien faite. Dès lors, « lorsqu'un artiste fait de mauvais ouvrages, ce n'est pas l'œuvre de l'art ; bien plus, c'est contre l'art »(3). Il y a bien une réalité propre de l'œuvre artistique et une excellence caractéristique de sa production. Saint Thomas entend montrer la nature propre des œuvres de l'art, mais en l'accompagnant d'une dévaluation métaphysique de l'art : ses produits passent dans une matière extérieure, au lieu de demeurer dans l'agent lui-même, ce qui témoignerait d'une certaine pauvreté ontologique(4).

S'il est possible d'esquisser une histoire de l'ontologie de l'œuvre, c'est seulement depuis un demi-siècle qu'une réflexion de cet ordre s'est plus particulièrement développée. On peut distinguer trois grands courants (qui, pour une part, s'ignorent réciproquement) : l'un est issu du néo-thomisme, l'autre de la phénoménologie et le troisième de la philosophie analytique.

Classification des arts et néo-thomisme

Chez saint Thomas, il n'existe pas, à proprement parler, de réflexion sur l'ontologie de l'œuvre d'art, mais Gilson a su concilier son thomisme avec une très riche réflexion sur la nature des œuvres d'art. Il entend développer une « ontologie de la peinture » et examine pour cela les différents modes d'existence des produits des différents arts, tout particulièrement peinture, sculpture et musique. Gilson défend une conception dualiste selon laquelle le mode d'existence d'une peinture est radicalement différent de celui d'une œuvre musicale : si « une œuvre musicale n'est jamais là [...], au contraire un tableau est toujours quelque part »(5). L'individuation d'un tableau étant sa matière, aucune restauration et aucune reproduction n'en sont possibles. Gilson réfléchit ainsi sur des problématiques qui sont caractéristiques de l'ontologie de l'œuvre d'art : la différenciation entre les types d'art par l'examen des différents modes d'existence de leurs produits spécifiques, la nature des œuvres manifestée à travers la possibilité d'en faire ou non des doubles. Gilson s'interroge également sur l'ontogenèse des tableaux, et donc sur la « création artistique », et sur le rapport entre l'œuvre d'art et le discours qui porte sur elle.

Ontologie de l'œuvre d'art et phénoménologie

La phénoménologie de l'art peut sembler incapable de développer une ontologie de l'œuvre d'art. Elle dérive en effet de la thèse, d'origine kantienne, selon laquelle on ne peut spéculer sur ce que sont les choses en elles-mêmes. La phénoménologie porte donc nécessairement sur les choses en tant qu'elles sont appréhendées par un esprit, voire en tant qu'elles sont constituées par lui. Pourtant, certains phénoménologues qui se sont intéressés à la description de l'expérience esthétique ont justement été conduits à insister sur l'autonomie ontologique des objets d'une telle expérience. Pour Dufrenne, une ontologie de l'expérience esthétique « retrouve l'idée que l'objet esthétique a besoin du spectateur, et pourtant s'impose à lui au point que l'intentionnalité dans la perception esthétique devient aliénation »(6).

Un phénoménologue (polonais) comme Ingarden refuse l'idéalisme transcendantal, c'est-à-dire la thèse selon laquelle la réalité objective est le corrélat de la visée intentionnelle du sujet. Ainsi, pour lui, « l'œuvre musicale se présente comme un véritable objet supra-temporel qui possède pourtant une structure quasi temporelle immanente »(7). Dès lors, la perception esthétique s'efforce d'atteindre « l'œuvre musicale en soi », qui est le contenu de l'œuvre. Cela permet par exemple de soutenir qu'une interprétation (au sens d'une exécution) peut être techniquement et artistiquement bonne, mais si caractéristique de l'interprète qu'elle est infidèle à l'œuvre jouée, rendant même fort difficile sa simple perception.

Ontologie de l'œuvre d'art et philosophie analytique

L'ontologie de l'œuvre d'art est un aspect fondamental de la philosophie analytique de l'art. On peut s'en faire une idée à travers l'examen des différentes options métaphysiques relatives à la question de savoir si les œuvres picturales peuvent ou non être reproduites. Les dualistes défendent la thèse selon laquelle il existe, fondamentalement, des œuvres dont la nature est d'être singulière (peinture, sculpture taillée) et des œuvres particulières multiples (la même œuvre est plurielle : littérature, musique, sculpture moulée). Mais la justification ontologique de ce dualisme est loin d'être unique. Pour Levinson, par exemple, il existe deux catégories ontologiques d'œuvres d'art(8). Pour Goodman, en revanche, il ne s'agit pas d'un dualisme ontologique, mais sémiotique : une œuvre relevant d'un système symbolique dans lequel on dispose d'une notation aura de multiples occurrences authentiques parce que, grâce à cette notation, on dispose d'un moyen pour s'assurer de l'identité de l'œuvre sous ses multiples occurrences. C'est ce que permet, par exemple, la partition pour une œuvre musicale(9).

Certains philosophes défendent en revanche un monisme ontologique qui les encourage à soutenir la thèse selon laquelle, en droit, une œuvre picturale peut aussi avoir de multiples occurrences. À nouveau, la justification ontologique de cette affirmation, à première vue surprenante, peut prendre de multiples formes, comme chez Zemach ou Currie(10).

À travers cet exemple de la question de la reproduction possible ou non de l'œuvre d'art picturale, on aperçoit que l'ontologie analytique de l'œuvre d'art se caractérise par l'application des catégories de l'ontologie générale au problème particulier de la nature de l'œuvre d'art et de ses modes d'existence. Savoir si ces modes d'existence ne sont pas à ce point divergents qu'ils rendent injustifiables l'idée même d'une nature de l'œuvre d'art devient donc une question fondamentale(11). À supposer qu'une réponse négative soit donnée à cette interrogation, on ne peut sous-estimer la question de l'intentionnalité : les œuvres d'art, comme n'importe quel artefact, ne sont pas des entités existant indépendamment de personnes qui les tiennent pour telles.

C'est souvent par une réflexion sur le jugement esthétique que la question de l'objectivité des propriétés esthétiques a été examinée dans la philosophie moderne. Une interrogation ontologique sur la nature de ces propriétés permet de reprendre à nouveaux frais cette question. Il ne paraît en effet pas certain qu'une conception fondamentalement subjectiviste des propriétés esthétiques, telle que la défend Genette(12), soit complètement soutenable. Si les propriétés esthétiques surviennent sur des propriétés de base (physiques et / ou phénoménales), leur objectivité, voire leur réalité, peut être garantie tout en considérant la difficulté que nous pouvons avoir de justifier leur attribution. Une conception subjectiviste a le défaut de traiter les propriétés esthétiques comme si rien ne les rattachait aux objets et aux situations auxquelles on les attribue, donc comme si elles étaient « flottantes ». Comment pourrions-nous même être en désaccord sur leur attribution si celle-ci n'a de toute façon aucune espèce de justification ?

L'ontologie de l'œuvre d'art relève de l'ontologie appliquée, c'est-à-dire d'une réflexion, à l'aide des catégories de l'ontologie générale, sur la nature des entités que nous désignons dans notre discours quotidien. En dehors du champ de l'ontologie elle-même, l'intérêt d'une telle problématique tient vraisemblablement aux éclairages qu'elle peut donner dans l'examen de questions relatives à notre pratique quotidienne de l'art. Au musée nous voyons des œuvres restaurées. Nous regardons des reproductions et la plupart du temps nous jugeons les œuvres à partir de ces reproductions. Nous écoutons des enregistrements et nous lisons des traductions. Le rapport contemporain que nous avons aux œuvres d'art, surtout dans l'art de masse(13), est fortement médiatisé par des « doubles ». Une réflexion ontologique est alors utile, voire indispensable, pour comprendre et évaluer ce phénomène. Ce qui, pour une part, pourrait nous reconduire à une réflexion sur la valeur de l'art, telle qu'on la trouvait déjà chez Platon.

Roger Pouivet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Platon, La République, livre X, in Œuvres complètes, trad. L. Robin, t. I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1950 ; C. Janaway, Image of Excellence, Plato's Critique of the Arts, Oxford U. P., Oxford, 1995.
  • 2 ↑ Aristote, La poétique, éd. R. Dupont-Roc & J. Lallot, Seuil, Paris, 1980.
  • 3 ↑ D'Aquin, Th., Somme Théologique, I-II, 57, 3, Cerf, Paris, 1984.
  • 4 ↑ Eco, U., Il problema estetico in Tommaso d'Aquino, trad. le Problème esthétique chez Thomas d'Aquin, chap. VI, PUF, Paris, 1993.
  • 5 ↑ Gilson, É., Peinture et réalité, Vrin, Paris, 1972, p. 19.
  • 6 ↑ Dufrenne, M., Phénoménologie de l'expérience esthétique, t. I et II, PUF, Paris, 1967, p. 676.
  • 7 ↑ Ingarden, R., Dans Musikwerk, trad. Qu'est-ce qu'une œuvre musicale, Bourgois, Paris, 1989, p. 84.
  • 8 ↑ Levinson, J., « The Work of Visual Art », in The Pleasures of Aesthetics, Cornell U. P., Ithaca, 1996.
  • 9 ↑ Goodman, N., Languages of Art, trad. Langages de l'art, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990.
  • 10 ↑ Zemach, E., Real Beauty, The Pennsylvania State University Press, 1997 ; Currie, G., An Ontology of Art, MacMillan Press, Londres, 1989.
  • 11 ↑ Pouivet, R., L'ontologie de l'œuvre d'art, une introduction, Jacqueline Chambon, Nîmes, 2000.
  • 12 ↑ Genette, G., L'œuvre de l'art, Seuil, Paris, 1994 (t. I), 1997 (t. II).
  • 13 ↑ Carroll, N., A Philosophy of Mass Art, Oxford U. P., Oxford, 1998.

→ jugement (esthétique), ontologie, survenance, valeur