Samuel Langhorne Clemens, dit Mark Twain
Écrivain américain (Florida, Missouri, 1835-Redding, Connecticut, 1910).
Le premier écrivain américain
Longtemps considéré comme un vulgaire humoriste et un conteur pour enfants, Mark Twain apparaît au xxe s. comme l'un des plus grands écrivains américains. Depuis 1920, son influence a marqué la plupart des romanciers américains, qui voient dans les Aventures d'Huckleberry Finn (1884) le premier roman véritablement américain. Hemingway écrit : « Toute la littérature américaine moderne descend d'un livre de Mark Twain intitulé Huckleberry Finn. C'est le meilleur livre que nous ayons eu. Tout ce qui s'est écrit en Amérique vient de là. »
Cette influence de Mark Twain se marque sur deux plans principaux : celui du style et celui du sujet. Il arrache la littérature américaine à l'Europe. Avant lui, l'écrivain américain transcrivait en rhétorique anglaise. Twain, lui, exploite les ressources de la langue populaire et des patois de l'Ouest pour créer un style parlé dont le rythme et les structures sont ceux du conteur populaire oral. Étranger aux coteries littéraires de l'Est, cet outsider du Far West libère la prose américaine des contraintes rhétoriques et la ramène à la parole directe et concrète, source vive de la littérature. « Mark Twain, écrit T. S. Eliot, a découvert une nouvelle manière d'écrire. Il faut le placer avec Dryden et Swift parmi les écrivains qui ont renouvelé la langue et donné un sens nouveau aux mots de la tribu. »
Cette qualité vient des origines populaires de Twain. Ce n'est pas un « homme de lettres ». Marinier, chercheur d'or, reporter, c'est un homme du peuple qui sort le roman de la tour d'ivoire des salons de Boston et ouvre la littérature au grand vent d'ouest. Il a peu de culture et pas de bon goût. Mais il donne à voir l'Amérique avec ses personnages pittoresques et ses immenses paysages. Twain est grand parce que l'Amérique est grande, brutale, crue, et qu'il la montre tout entière dans son grand mouvement vers l'ouest, avec cette force, cette violence et cet humour qui marquent l'Amérique de la fin du xixe s.
Jeunesse et premiers écrits
Samuel L. Clemens est né dans l'Ouest, sur la « Frontier », en 1835, dans un hameau perdu sur un affluent du Mississippi, la Rivière salée. En 1839, son père, épicier mythomane, s'installe à Hannibal (Missouri), sur les bords du Mississippi ; Twain y vit de quatre à douze ans : il en transpose les décors et les personnages dans Huck Finn et Tom Sawyer. Dans ce village de l'Ouest, on laboure le fusil sur l'épaule. Si Huck se met si facilement hors la loi, c'est qu'il vit dans un monde de violence, de lynchage et d'esclavage. Soumis à l'éducation puritaine d'une mère ambitieuse, Clemens restera toute sa vie déchiré entre ses goûts anarchistes et ses aspirations mondaines. Le choix d'un pseudonyme trahit chez lui un déchirement presque névrotique. À douze ans, à la mort de son père, il devient apprenti chez un imprimeur. Typographe, il bourlingue de dix-huit à vingt ans entre New York et Saint Louis, Philadelphie et Washington. Il publie ses premiers articles sous le pseudonyme de « Snodgrass », dans le Californian de l'humoriste Bret Harte. En 1857, il devient apprenti, puis pilote d'un des bateaux à aubes du Mississippi. Dans Life on the Mississippi (Vie sur le Mississippi, 1883), il raconte cette vie libre, haute en couleur : de Saint Louis à La Nouvelle-Orléans, quatre mille kilomètres parmi les écueils, les brouillards, les escrocs. Sa nostalgie de ce métier libre est si profonde que Clemens choisit pour pseudonyme ce cri de marinier : « Mark twain ! » (« Deux brasses de fond ! ») Toute sa vie, le Mississippi sera pour Twain le symbole de la liberté.
En 1861, la guerre de Sécession interrompt la navigation sur le Mississippi, voie de transport naturelle entre Nord et Sud. Clemens file au Far West, en Californie, puis au Nevada comme chercheur d'or. Dans Roughing it (Mes folles années, 1872), il racontera sa ruée vers l'or. Cette vie sans femme, cette vie de violence, de vols, d'espoirs et de découragements fous puisait son antidote dans un humour particulier : l'humour de l'Ouest. Humour sauvage, cruel et burlesque qui cache la tragédie et rit d'une balle perdue qui se trompe de victime. Humour dont la source n'est pas la joie, mais la peur d'avoir peur. Le « comique » est un personnage traditionnel de l'Ouest, que le « western » perpétue. Mauvais chercheur d'or, Clemens se fit une réputation de conteur. Bret Harte l'encourage. Le 18 novembre 1865, il publie dans Saturday Post son premier conte folklorique du Far West, la Fameuse Grenouille sauteuse de Calaveras. En 1867, il rassemble ces contes en un premier volume : The Celebrated Jumping Frog of Calaveras County, and Other Sketches.
Le reporter et l'humoriste
Mieux fait pour raconter l'aventure que pour la vivre, il vient à New York et se lance dans une carrière de reporter et d'humoriste. Reporter en Europe, il réunit ses articles en un volume, The Innocents abroad (les Innocents à l'étranger, 1869), où ce Candide américain ridiculise l'Europe. Avec un sens aigu du « show business », ce comédien-né lance ses livres avec des conférences à succès. Devant un public fasciné par la conquête de l'Ouest, il exploite le régionalisme, fondement du nouveau réalisme américain. Son génie extraverti ressemble à celui de Balzac ou de Dickens, avec cette même pointe d'hystérie et d'angoisse. Clemens n'est lui-même que sous l'histrionie de Twain. Mais il souffre de son rôle de comique. Il veut joindre au succès financier la reconnaissance sociale. Il épouse en 1870 une bourgeoise anémique, distinguée et prude, Olivia Langdon, qui surveille ses manières, expurge ses manuscrits des « gros mots » et castre son génie réaliste sans que Twain se défende. Car on retrouve chez lui, à un paroxysme, ce déchirement si typique de la littérature américaine entre l'esprit picaresque et anarchiste des pionniers et le tempérament austère et inquiet des puritains.
Déchiré entre sa vocation d'artiste et ses ambitions mondaines, Mark Twain exploite sa nostalgie de l'Ouest pour devenir un bourgeois de l'Est. Cet écrivain sans imagination emprunte beaucoup à ses souvenirs. Roughing it (1872) a tous les ingrédients du picaresque : d'un ton tantôt hâbleur, tantôt mélodramatique, il mêle folklore, humour et descriptions réalistes. Emprunté aussi à ses souvenirs, The Gilded Age (l'Âge doré, 1873), en dérivant de l'Est à l'Ouest, devient une satire politique de la corruption, de la spéculation. En 1875, il raconte ses souvenirs de pilote dans des feuilletons, qui forment la base d'un de ses meilleurs livres : Life on the Mississippi (1883). Le réalisme se double de poésie dans ce livre d'initiation, où s'opposent le rêve et la réalité, le passé et le présent.
Une œuvre dans laquelle émergent Tom Sawyer et Huckleberry Finn
En 1876, il publie son best-seller, le roman probablement le plus lu en Amérique : les Aventures de Tom Sawyer. Il met en scène des enfants qui, en jouant, assistent à un meurtre. Un innocent est arrêté. Les jeux d'enfants tournent alors à la révolte contre des adultes ridicules et incapables : seuls les enfants démasquent le coupable. Le thème est déjà celui de la supériorité de l'innocence sur l'expérience adulte. Il sera repris et développé dans Huck Finn. Mais, à partir de 1875, Clemens multiplie les œuvres alimentaires pour mener grand train de vie. Il se fait construire un château dans le Connecticut. Il se jette dans les affaires, finance une machine à vapeur, un générateur électrique, une presse à imprimer, une maison d'édition. Il voyage en Europe, rencontre le kaiser et le pape. En 1880, A Tramp abroad raconte ses nouvelles aventures européennes. La même année, il publie, sous le manteau, un livre scabreux, 1601. En 1882, The Prince and the Pauper (le Prince et le pauvre), variations humoristiques et satiriques sur le thème « le roi est nu », raconte les aventures imaginaires de Tom Canty à la cour d'Édouard VI.
Devenu son propre éditeur, Twain publie en 1884 son plus grand, peut-être son seul livre génial, les Aventures d'Huckleberry Finn, qui se présente comme une suite à Tom Sawyer. Mais, mûri pendant huit ans, il exprime les nostalgies libertaires de Twain. La censure l'interdit dans plusieurs États. Au plan de la langue, c'est en effet « un joyeux exorcisme de l'anglais littéraire traditionnel », raconté à la première personne avec l'argot pittoresque d'un enfant mal élevé. C'est surtout un livre de contestation. Huck, c'est le gavroche américain. Son histoire, celle d'un garçon qui n'accepte pas les choses telles qu'elles sont. Sa révolte, c'est celle de l'innocence. Son escapade, c'est la fuite des hommes devant l'ordre du monde et leur quête d'un univers meilleur. Ce Candide du Mississippi, c'est la nouvelle version du « bon sauvage ». De tous les classiques littéraires américains, c'est celui qui pose le plus radicalement le problème de la contestation au plan de l'éducation, de la morale, de la société, de la civilisation et même des rapports entre l'homme et la nature.
« Huck », comme disent les Américains, orphelin de mère, abandonné par un père délinquant et alcoolique, est recueilli par une veuve, éduqué, dressé. Mais, préférant les coups de son père à l'ennui de l'école, il le rejoint au maquis. Séquestré, menacé de mort par son père atteint de delirium tremens, Huck s'enfuit sur une île du Mississippi. Il y rencontre Jim, esclave évadé, dont on a vendu la femme et l'enfant. L'enfant blanc et l'esclave noir s'échappent sur un radeau au fil du Mississippi. Le roman prend alors, sous le comique et l'humour noir, une dimension mythique, où, tels Quichotte et Sancho, les deux innocents devisent du train dont va le monde, tout en échappant sans cesse à la mort. Car ils risquent la mort : à l'époque, aider un esclave en fuite était plus grave que voler du bétail. Huck se jette dans cette aventure parce qu'il est inculte et immoral. Le paradoxe moral de Huck, c'est que le mauvais garçon, en défiant les lois et les coutumes, définit une morale supérieure, où tous les hommes, quelles que soient leur classe, leur couleur ou leur instruction, sont égaux. Le garnement aide l'esclave à défier la société. Hors la loi, cet extraordinaire couple du Gavroche blanc et du Sancho noir démonte l'ordre social. La vendetta, où ils manquent mourir, devient une satire des guerres. Les deux escrocs dont ils deviennent les complices involontaires fournissent une satire des impostures hiérarchiques.
Le radeau qui emporte Huck et Jim est la seule île de pureté dans un univers corrompu et absurde. À terre règnent l'escroquerie, la violence, le lynchage, l'esclavage. Le radeau, par une sorte de manichéisme qui oppose la terre et l'eau comme les deux nouvelles formes du bien et du mal, c'est la vie naturelle, l'innocence du rêve américain, qui aspire à descendre à jamais sur le radeau ivre d'Huckleberry Finn. La fin du roman est discutée : parce que le radeau dérive par erreur dans le Sud, terre d'esclavage ; parce que surtout l'intervention finale de Tom Sawyer, comme un deus ex machina, ramène ce grand livre mythique à sa dimension de roman pour enfants. Malgré cette fin ratée, le roman est l'expression la plus élaborée et la plus vigoureuse de l'idéal américain et du destin manqué de l'Amérique, rêve de l'Occident où la nature et l'homme se sont laissé de nouveau corrompre par la civilisation. La dernière phrase de Huck, souvent citée, est le cri du cœur de tout homme pollué par un excès de civilisation, et qui rêve de l'Ouest comme d'un paradis : « Il va falloir que je file au territoire indien, car tante Sally veut me civiliser, et je ne peux pas supporter ça ! » Au-delà même de l'Amérique, dans son va-et-vient entre l'eau et la terre, le monde de l'enfance et celui de l'adulte, le manichéisme du livre reflète les hésitations de toute civilisation entre l'impossible idéal et l'insupportable réalité.
Spontanément génial, Huckleberry Finn est un livre essentiel. Le reste de l'œuvre de Twain, plus médiocre, devient avec l'âge très pessimiste. Il reprend la veine et le personnage de Tom Sawyer (Tom Sawyer abroad, 1894 ; Tom Sawyer, Detective, 1896), sans dépasser le niveau du livre pour enfants. Il reprend sa satire du beau monde européen : dans A Connecticut Yankee at King Arthur's Court (Un Yankee à la cour du roi Arthur, 1889), un Américain égaré au Moyen Âge se montre meilleur magicien que l'enchanteur Merlin.
Those Extraordinary Twins (Ces jumeaux extraordinaires, 1894) s'inspire du thème, obsédant pour cet auteur déchiré, du double : deux enfants nés le même jour, l'un fils du maître, l'autre d'un esclave, sont confondus à la naissance. En 1894, Pudd'enhead Wilson, chronique d'un village, préfigure la manière de Sherwood Anderson. Sans le signer, il publie un livre très sérieux sur son héroïne favorite, Jeanne d'Arc, qu'il considère comme son meilleur livre (Personal Recollections of Joan of Arc [Souvenirs personnels de Jeanne d'Arc], 1896).
La fin de sa vie et les dernières œuvres
La mort de sa femme, de trois de ses filles, assombrit la fin de sa vie. Les œuvres pessimistes se succèdent : The Man that corrupted Hadleyburg (1900), sur la malhonnêteté humaine ; A Person sitting in Darkness (1901), satire de l'argent ; King's Leopold's Soliloquy, satire de l'impérialisme. Ses derniers livres, Extracts from Adam's Diary, Extracts from Eve's Diary (1904), What is Man ? (1906), donnent une dimension métaphysique à sa vision désespérée de la solitude de l'homme dans un univers absurde. Œuvre posthume, The Mysterious Stranger (l'Étranger mystérieux, 1916) révèle un Dieu indifférent et blasé créant le monde pour divertir son ennui. De bout en bout, l'inquiétude puritaine parcourt l'humour paradoxal de l'œuvre inégale de Mark Twain. Ces contradictions ne trouvent leur équilibre que dans l'exceptionnel chef-d'œuvre qu'est Huckleberry Finn. Cette parfaite expression des mythes et des rêves américains, de l'esprit de contestation, de démocratie et d'entreprise à la fois idéaliste et réaliste n'a probablement jamais été dépassée, et n'a pas cessé d'inspirer la littérature américaine.