Roland de Lassus
appelé aussi de son vivant Orlando di Lasso
Compositeur franco-flamand (Mons, Hainaut, 1532-Munich 1594).
Introduction
Éclipsé à la fois par un devancier illustre – Josquin Des Prés –, un contemporain au talent officiellement reconnu – Palestrina – et la génération suivante, où brille l'un des plus illustres compositeurs de tous les temps – Monteverdi –, Lassus n'occupe pas la place qu'il mérite. Et, pourtant, le « divin Orlande » – comme l'appellent ses contemporains – doit être considéré à l'égal des plus grands musiciens.
La carrière
De par ses origines, Lassus s'inscrit tout naturellement dans le grand courant des compositeurs franco-flamands qui, depuis Guillaume Dufay, donne à l'Europe ses plus célèbres musiciens ; sa carrière ne viendra pas démentir cette filiation. Né à Mons, dans le Hainaut, il reçoit sa première éducation musicale dans sa ville natale, à l'église Saint-Nicolas, où il est enfant de chœur. La beauté de sa voix le fait rapidement remarquer et, dès l'âge de douze ans, il est appelé au service de Ferdinand Gonzague, vice-roi de Sicile. Il séjourne alors à Palerme, puis à Milan, où il reste environ quatre années, se trouvant ainsi, dès son jeune âge, en contact avec la musique italienne. Vers 1550, il quitte le prince, et nous le retrouvons à Naples, au service d'un gentilhomme-poète, Giovanni Battista d'Azzia della Terza, qui lui permet de parfaire ses connaissances musicales. De là, Lassus se rend à Rome, où il obtient (1553) le poste de maître de chapelle de la basilique Saint-Jean-de-Latran. Entre-t-il alors en contact avec Palestrina ? Tout permet de le supposer, bien que sa conception de la musique sacrée ne conserve pratiquement aucune trace d'une telle influence.
À ce moment, sa carrière paraît, comme celle de ses devanciers, devoir se dérouler dans la péninsule, lorsque la maladie – puis la mort – de ses parents le contraint de rentrer dans son pays natal. En 1555-1556, Lassus séjourne à Anvers, sans tâche musicale bien définie. Il met cette liberté à profit pour faire quelques voyages (l'Angleterre, Paris) et assurer la publication de ses premières œuvres : des madrigaux, chansons et motets « faictz à la nouvelle composition d'aucuns d'Italie », dont le modernisme l'impose à l'attention de ses contemporains. C'est pourtant, de nouveau, au titre de chanteur qu'il va être appelé à la cour de Bavière (1556) pour entrer au service du duc Albert V.
Cet engagement va être déterminant pour la carrière du musicien. Chargé tout d'abord de recruter des chanteurs, Lassus va rapidement atteindre aux plus hautes fonctions. En 1558, il épouse la fille d'une des dames d'honneur de la duchesse ; vers 1563, il est nommé maître de chapelle ; en 1570, enfin, il est anobli par l'empereur Maximilien II. Pourvu de hauts protecteurs, comblé d'honneurs et de bénéfices, chargé finalement d'organiser toute la vie musicale de la Cour, il apparaît à la fois comme un grand seigneur et un musicien honoré sur le plan international. À plusieurs reprises, la cour de France (en particulier le roi Charles IX) tente de le rappeler à Paris. Lassus n'y consent point, acceptant seulement de faire publier ses œuvres par la célèbre maison d'édition A. Le Roy et R. Ballard. Mis à part de nombreux voyages à l'étranger (en Italie notamment), il restera fixé à Munich jusqu'à sa mort. En dépit d'une si brillante destinée, les dernières années de sa vie se trouvent assombries par la crainte et l'inquiétude. Atteint de melancholicahypocondriaca, il meurt le 14 juin 1594.
Trois des fils du compositeur exerceront également le métier de musicien : Ferdinand (vers 1560-1609), Rodolphe (vers 1563-vers 1625) et Ernest. Les deux premiers restent cependant surtout connus en tant qu'éditeurs des œuvres de leur père.
L'œuvre
Introduction
L'œuvre de Lassus, immense, comprend environ deux mille numéros d'opus (soit soixante volumes) et touche à tous les genres. Par ce caractère d'universalité, aucun autre musicien ne peut lui être comparé ; en outre, dans quelque domaine que ce soit, religieux ou profane, son art atteint une perfection achevée.
Les œuvres profanes
Les madrigaux
Par leur nombre, les madrigaux occupent une place de tout premier plan. Le madrigal est alors la forme musicale la plus répandue en Italie, et il n'est pas douteux que le musicien ait été séduit par les possibilités qu'elle offre dès ses premiers contacts avec la péninsule. L'un des plus grands madrigalistes, Cyprien de Rore (1516-1565) vient, en effet, de publier ses Madrigali cromatici (1544) lorsque le jeune chanteur arrive à Milan. Comme la plupart de ses contemporains, Lassus va s'intéresser au madrigal durant toute son existence. Son premier recueil publié (1555) en témoigne, et son œuvre se termine par les Lagrime di San Pietro, cycle de vingt madrigaux spirituels, dont il rédige la préface quelques semaines seulement avant sa mort. Lassus compose ainsi cent quarante-six madrigaux, où se remarque l'influence de Rore. La plupart sont à cinq voix, mais certains sont à quatre, six, sept ou huit voix. Le poète préféré du musicien est Pétrarque, dont il traite plus volontiers les sonnets. Une évolution se marque toutefois dans le choix des textes ; Lassus puisera en effet tout d'abord dans In vita di Madonna Laura, puis, plus tard, dans In morte di Madonna Laura. Sur le plan musical, il se lance délibérément dans l'emploi des madrigalismes expressifs : mélismes en valeurs brèves, accidents chromatiques, harmonies parfois heurtées abondent, introduits en vue de souligner l'expression matérielle ou psychologique du texte. L'œuvre vaut ainsi « par les contrastes expressifs dont elle tire vie », qui sont directement issus de la frottola italienne.
Les villanelles et les moresques
Moins raffinées que les madrigaux, les villanelles sont des chansons originaires du sud de l'Italie qui mettent en scène les amours de paysans et de bergers. Généralement brèves, divisées en épisodes symétriques, elles sont, pour la plupart, écrites en dialecte napolitain et possèdent un caractère populaire marqué. Les moresques, plus développées, relatent la vie des esclaves noirs. Deux recueils de pièces de cette sorte nous sont parvenus (1555 et 1581). Lassus y use d'une technique volontairement simple, où la recherche contrapuntique, réduite, ne fait que rarement appel aux mélismes expressifs dont fourmille le madrigal. Certaines de ces pièces sont néanmoins de véritables petits chefs-d'œuvre, tels que Matona mia cara, avec son amusant refrain, ou La Cortesia, qui se retrouvera dans d'innombrables recueils de musique instrumentale.
Les chansons françaises
En France, la chanson connaît au xvie s. un épanouissement aussi considérable que le madrigal en Italie. Elle possède toutefois un caractère très différent. Ecrite sur un texte strophique, elle met en scène des situations parfois élégiaques, mais le plus souvent piquantes ou comiques. C'est la forme musicale favorite des amateurs, qui s'assemblent pour l'interpréter soit a cappella, soit accompagnés d'instruments.
Dans les cent trente-cinq chansons qu'il laisse, Lassus se montre particulièrement éclectique en ce qui concerne le choix des textes. Comme le remarque Charles Van den Borren (1874-1966), l'historien du compositeur, « qu'il puise des pièces de vers anonymes dans des anthologies comme Fleur de Dame ou qu'il emprunte à des poètes connus, non seulement il s'arrête de préférence à celles qui répondent le mieux au goût des amateurs, mais il repère… celles qui se prêtent avec le plus de docilité à une traduction musicale capable d'intéresser par l'un ou l'autre trait hors du commun ». Parmi ses poètes préférés, nous relevons Clément Marot (dont il met plus de quinze textes en musique), Ronsard (qui lui inspire celles qui comptent parmi ses meilleures œuvres [Bonjour mon cœur]), Baïf, du Bellay, Mellin de Saint-Gelais (1491-1558), R. Belleau (1528-1577), O. de Magny (1529-1561) …
Sur le plan musical, quatre grands types se dégagent. La chanson « œuvre de terroir » est pleine de saveur, ainsi Dessus le marché d'Arras. La chanson satirique permet à l'auteur d'exercer une verve ironique (Quand mon mari vient de dehors ou Un jeune moine). Nous trouvons encore des chansons d'amour, de type madrigalesque, comme Amour donne moi, ou Un doux nenni. Dans de nombreuses pièces, enfin, le pittoresque l'emporte, et le compositeur ne se fait pas faute d'en exploiter toutes les possibilités expressives (Margot labourez les vignes, O vin en vigne). Ajoutons encore qu'une des chansons de Lassus constitue l'un des plus grands succès de la seconde moitié du xvie s. : c'est la célèbre Suzanne un jour, composée sur un texte de Guillaume Guéroult et qui se retrouvera dans nombre de recueils, vocaux ou instrumentaux.
Si le madrigal est le plus souvent à cinq voix, les chansons sont à quatre, cinq, six et même huit parties. Certaines sont à refrain, d'autres construites en forme de da capo. Le musicien y montre son aptitude à traduire toutes les situations, qu'elles soient élégiaques, comiques ou satiriques. C'est un art sans faiblesses, sans inégalités, qui donne son dernier éclat à un genre musical qui ne survivra guère au compositeur.
Les lieder polyphoniques allemands
Fondés sur des mélodies populaires en langue allemande utilisées comme ténor et traitées en contrepoint, les quatre-vingt-treize lieder de Lassus s'inscrivent dans la tradition de Finck, de Senfl et de nombreux compositeurs contemporains de Luther. Les textes en sont de caractère très divers. Certains sont de véritables chants religieux, se rattachant à l'esprit de la Réforme. D'autres, au contraire, relatent des scènes de chasse (Es jagt ein Jäger), de la vie populaire (Ein Körbelmacher) ou célèbrent l'amour mélancolique (Annelein, Frölich und frei). À l'exception des premiers, qui sont écrits à trois parties, le compositeur traite ces lieder à cinq voix, y insérant nombre d'éléments stylistiques empruntés à la chanson et au madrigal.
L'œuvre religieuse
Tout aussi universelle que l'œuvre profane, l'œuvre religieuse de Lassus aborde tous les genres alors en usage.
Les messes
Cinquante-deux messes nous sont restées du compositeur. Se conformant à la tradition créée par ses devanciers, Lassus traite les cinq textes de l'ordinaire : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus suivi du Benedictus. Toutefois, au moment où il aborde cette forme, une transformation importante vient de s'opérer : l'usage d'écrire des messes à plusieurs voix sur une partie de ténor empruntée au chant grégorien est tombé en désuétude. Une nouvelle technique se fait jour, celle de la « messe-parodie ». Dans cette dernière, ce n'est plus une seule voix qui emprunte sa substance à une mélodie préexistante, mais ce sont toutes les parties. En outre, le thème n'est plus qu'exceptionnellement emprunté à la liturgie. Au contraire, il appartient à une chanson polyphonique (fût-elle des plus lascives), à un madrigal ou – fait assez exceptionnel – à un motet. La ligne mélodique se trouve alors développée, déformée, afin d'adhérer au nouveau texte. Parmi les chansons utilisées, nous trouvons notamment : Puisque j'ai perdu ; Là, là, maître Pierre ; Douce Mémoire, la célèbre chanson de Pierre Sandrin. De son côté, la messe Ite rime dolente est écrite sur un madrigal de Cyprien de Rore. Quant à celle qui est intitulée In te Domine speravi, elle emprunte sa substance à un motet de Lassus lui-même.
Le compositeur conçoit ces messes à quatre, cinq ou six voix, plus rarement à huit. Deux formes d'écriture ont essentiellement sa faveur : l'une josquinienne, polyphonique et dense ; l'autre, au contraire, de type madrigalesque, dynamique et allégée. Lassus emploie en outre le double chœur. En dépit de la valeur musicale intrinsèque de ces œuvres, ce n'est pas là qu'il faut chercher le meilleur du compositeur ; celui-ci ne trouve pas dans les textes des messes l'élément émotionnel propre à susciter l'écriture dramatique où il excelle.
Le Magnificat
Les cent versets de Magnificat composés par Lassus voient le jour en 1619, publiés par ses fils. Ici encore, le musicien se conforme à l'usage de l'époque, qui est de faire alterner les versets impairs, monodiques, et les versets pairs, polyphoniques. De plus, il utilise tantôt un cantus firmus grégorien (la moitié des Magnificat est construite ainsi), tantôt un texte de chanson, de madrigal ou de motet, qu'il parodie. Dans ce cas, il existe une mélodie commune à tous les couplets, et celle-ci s'allonge ou se contracte en fonction du nombre de syllabes du texte. Lorsqu'il s'agit d'un cantus firmus, celui-ci se voit, en revanche, traité de façon différente à chaque verset, donnant ainsi l'impression d'une série de variations sur un thème donné.
Les motets
Dans ce genre, Lassus « triomphe par l'effet d'une adéquation parfaite entre les sujets à traiter et les prédilections intimes de son cœur et de son esprit » (Ch. Van den Borren). Sa foi ardente et sa haute culture littéraire lui permettent de choisir des textes de qualité, puisés dans l'Ancien Testament (dans les Psaumes, le Cantique des cantiques, l'Ecclésiaste, les Lamentations de Jérémie ou le Livre de Job) et le Nouveau Testament. Le compositeur laisse ainsi plus de sept cents motets, écrits pendant environ quarante années (1555-1594) et qui permettent d'apprécier l'évolution de son style. Il ne peut, toutefois, être parlé de progression, car, dans ce genre, Lassus atteint, dès ses premières œuvres, une maîtrise achevée.
Quatre types principaux d'écriture s'y remarquent ; le « motet archaïque », construit sur un cantus firmus grégorien placé à une seule voix, est peu représenté. Lassus utilise plus volontiers un contrepoint à imitations, où les différentes voix empruntent leurs mélodies au thème liturgique, un peu à la manière de Josquin Des Prés (Salve Regina, à quatre voix, de 1573). Le motet « madrigalesque » a toutefois ses préférences. Il s'y livre à une recherche d'allusions musicales propres à souligner les inflexions du texte, parvenant ainsi à un véritable travail de miniaturiste (Non des mulieri, écrit vers la fin de sa vie). Nous trouvons enfin de véritables fresques sonores, à la manière vénitienne, tel le motet Timor et tremor, où la profonde angoisse exprimée par le texte se voit traduite par des modulations chromatiques d'un effet dramatique puissant.
Le compositeur traite ses textes de deux à huit voix (dans ce cas, il utilise la technique du double chœur), mais il a une préférence pour l'écriture à cinq voix, qui lui rappelle celle du madrigal. La cinquième partie revêt alors une importance toute particulière, apportant à la polyphonie un élément de variété et de contraste. Par la nouveauté de cette écriture, qui allie la tendance analytique du madrigal à une recherche harmonique colorée, Lassus peut être considéré comme le grand maître du motet dans la seconde moitié du xvie s., dépassant dans ce domaine son illustre contemporain, Palestrina.
À ce nombre impressionnant de motets, il faut ajouter les Psaumes de la pénitence (écrits vers 1559-1560), les Lamentations d'après Job, pièces en langage syllabique, d'écriture volontairement simple, et les Prophetiae Sibyllarum (composées à l'âge de dix-huit ans), où le compositeur fait appel aux ressources du chromatisme pour exprimer l'étrangeté mystérieuse du texte. Notons encore que, parmi les motets à deux voix parus à Munich en 1577, douze sont dépourvus de paroles et portent le nom de ricercare. Leur destination instrumentale est donc bien évidente.
Les Passions
Outre les Sept Paroles du Christ, Lassus laisse quatre Passions, dont une seule, la Passion selon saint Matthieu, a été publiée de son vivant (1575). Comme pour les Magnificat, l'ensemble du texte n'est pas traité par le compositeur. Une alternance est pratiquée entre les versets chantés dans le ton du choral grégorien et les fragments polyphoniques. Les paroles de Jésus sont confiées au choral monodique ; les divers protagonistes du drame s'expriment en duos et trios ; le chœur, enfin, intervient pour exprimer les situations collectives, augmenté parfois d'une cinquième partie afin d'intensifier sa présence. Un demi-siècle plus tard, Schütz s'inspirera directement de cet exemple.
Par l'universalité de son œuvre tout autant que par sa puissante personnalité, Lassus apparaît comme l'un des grands humanistes de la Renaissance. Esprit ouvert à tous les courants artistiques, tant littéraires que musicaux, il sait recueillir l'héritage de ses prédécesseurs sans pour autant négliger l'apport de ses contemporains. S'assimilant le meilleur de leurs découvertes, il les féconde de son propre génie créateur. C'est ainsi qu'il clôt avec éclat la grande lignée des polyphonistes franco-flamands, opère une synthèse parfaite des styles français et italien, pressent toutes les nouvelles formes et techniques d'écriture qui seront en usage jusque vers 1750. S'il ne laisse aucun successeur réel, tous les compositeurs – de musique religieuse en particulier – porteront la marque de son empreinte, Jean-Sébastien Bach pouvant être considéré comme le dernier représentant de cette tradition.