Raymond Depardon
Photographe et cinéaste français (Villefranche-sur-Saône 1942).
Un témoin de la souffrance humaine
Le reporter
Raymond Depardon naît le 6 juillet 1942 dans une famille de cultivateurs à Villefranche-sur-Saône et grandit avec son frère aîné Jean à la ferme du Garet. Muni de son certificat d’études et de l’appareil 6x6 que son père lui a offert, il étudie la photographie par correspondance et s’installe à Paris en 1958 pour devenir reporter-photographe. Il débute comme reporter par une publication de dix pages et la couverture de Paris-Match sur le Sahara (1959). Il entre ensuite à l'agence Dalmas, puis sert en Algérie où il travaille pour le journal Bled. Il fonde, en 1967, avec Gilles Caron, Hugues Vassal, Jean Monteux et Hubert Henrotte, l'agence photographique Gamma.
Il couvre les événements du Tchad entre 1975 et 1977 dont sortira un livre, Tchad (1977). Il quitte l'agence Gamma, pour l'agence Magnum dont il deviendra vice-président pour l'Europe en 1980. Ses photographies sortent du reportage classique, ses commentaires et ses légendes s'apparentent au récit (De l’édification à la chute du mur de Berlin, 1962-1989 ; la Guerre civile à Beyrouth, 1978-1991). Son livre, Correspondance New-Yorkaise (1981), suite à un travail pour le journal Libération, reflète assez bien son style, qui l'identifie à la génération de Robert Frank et Garry Winogrand.
Raymond Depardon réalise par la suite trois installations (« Chasseurs et chamans » en 2003, « 7x3, une exposition de films » en 2004, « Villes/Cities/Städte » en 2007) et de multiples expositions de photographies, tout en poursuivant l'écriture de très nombreux livres sur les sujets qui le touchent et font l’objet de ses films et de ses photos (Jeux olympiques, 2004 ; Paris, journal, id. ; la Terre des paysans, 2008).
Le cinéaste
Raymond Depardon tourne son premier long métrage documentaire sur la campagne présidentielle de Valéry Giscard d’Estaing : 1974, une partie de campagne, qui sera interdit de projection jusqu'en 2002. Il se consacre ensuite au cinéma de reportage (Numéro zéro, 1977 ; Reporters, 1980 ; les Années-déclic, 1983) et cofondera avec Claudine Nougaret – ingénieur du son et productrice – la société de production de film « Palmeraie et désert » (1992).
Ses films sont des films-paysages (la Captive du désert, 1990 ; Un homme sans l'Occident, 2002, d’après le roman de Diego Brosset) ou des documentaires où son sens de la prise de vue témoigne d'une étonnante capacité à décrire des situations sociales où il y a de la souffrance : Jan Palach (1969), un court métrage relatant les obsèques d'un jeune étudiant tchèque qui s'immola en 1969 pour protester contre l'intervention des troupes soviétiques, Faits divers (1983, filmé dans un commissariat parisien), Urgences (1988, sur les urgences psychiatriques à l’Hôtel-Dieu), Délits flagrants (1994, sur les institutions judiciaires, césar du meilleur documentaire et le prix Joris-Ivens), Afriques : comment ça va avec la douleur ? (1996), 10e Chambre, instants d’audience (2004, sur les audiences du tribunal correctionnel de Paris qu’il a eu l’autorisation exceptionnelle de pouvoir filmer), Profils paysans (l’Approche, 2001 ; le Quotidien, 2005 ; la Vie moderne, 2008, prix Louis-Delluc), qui donnent la parole aux paysans, témoins d'un mode de vie rurale en passe de disparaître.
Profils paysans : une œuvre sur le monde rural
Le prix Louis-Delluc 2008
Le 12 décembre 2008, la Vie moderne de Raymond Depardon a reçu le prix Louis-Delluc, créé en 1937 et surnommé le « Goncourt du cinéma ».
En distinguant ce film, le jury du prix Louis-Delluc s’est honoré. Il a en effet couronné une œuvre magnifique sur le monde paysan. Si celle-ci émeut tant, c’est qu’elle est tournée par un homme qui vient de ce monde de la terre et qui avec lenteur, respect et élégance, se réconcilie avec ses racines et les magnifie.
« J’ai passé mon enfance dans une ferme et j’ai mis du temps à prendre conscience de cette réalité même si j’ai quitté cette ferme très tôt, à l’âge de 16 ans. Comme beaucoup de gens dans les années 1960, j’ai un peu fui ce milieu par complexe, quelquefois même par honte. Ensuite s’est installé tout doucement un phénomène inverse : j’étais fier d’être né dans une ferme. Mais je n’arrivais pas à faire un film sur ce sujet-là. Il a fallu que je fasse un grand détour, le tour du monde en quelque sorte, pour oser filmer les paysans. À défaut de l’avoir fait avec mes parents. À la fin des années 1980, j’ai d’abord travaillé pour le magazine le Pèlerin et ensuite pour le journal Libération sur la disparition des paysans. À cette occasion j’avais été surpris de voir que ce monde rural, celui de mon enfance, n’avait pas beaucoup bougé finalement. Et je me suis dit qu’il fallait que je poursuive ce travail en filmant. Nous avons donc commencé, avec Claudine, à travailler sur Profils paysans en 1998. »
La Vie moderne
La Vie moderne est le troisième volet d’une trilogie ouverte par Raymond Depardon en 2001 avec Profils paysans : l’Approche et poursuivie en 2005 par Profils paysans : le Quotidien. Il n’est pas nécessaire d’avoir vu les deux premiers films pour voir celui-ci et en être bouleversé ; ce serait mieux, cependant, car s’en remettre au cinéaste, mettre ses pas dans les siens, l’avoir accompagné sur plusieurs films, permet une proximité, une intimité et une émotion plus vastes et plus profondes. Découvrir, regarder, écouter, se donner le temps de connaître, c’est la démarche de Raymond Depardon ; il s’agit un peu, et à petite échelle pour le spectateur, de la faire sienne. Prendre le temps de rencontrer des êtres humains.
Pendant plus de dix ans, le cinéaste a suivi des paysans de moyenne montagne. Il y a les octogénaires, Germaine et Marcel Challaye, Raymond et Marcel Privat, les deux frères et leur neveu, Alain Rouvière, que le film précédent, Profils paysans : le Quotidien, avait quitté sur son désir de se marier, sur l’envoi de sa petite annonce, et qui est maintenant marié avec Cécile. On retrouve le si sauvage Paul Argaud dans une des plus belles scènes du film, la famille Jean Roy et leur fils Daniel qui pour reprendre la ferme parentale est devenu (mais contre son gré) agriculteur, et enfin les plus jeunes Jean-François Pantel, Nathalie Deleuze et leurs deux enfants, seuls habitants du L’Hermet, un village où vivait Marcelle Brès morte à 94 ans et à qui le film est dédié.
Il y a encore cette jeune femme, Amandine Valla, qui voit l’avenir en noir : dans Profils paysans : le Quotidien, elle avait confié son rêve d’élever des chèvres, l’avait mis sur pied, et elle a finalement dû se résoudre à vendre ses trois chèvres parce qu’elle ne supportait plus de les voir transies de froid l’hiver dans une grange dont elle n’avait pas les moyens de faire réparer le toit. C’est un des liens forts entre tous ces êtres, l’amour des bêtes qui scelle et décide d’une vie. Il faut voir dans quel état se trouve Raymond Privat, désespéré par l’impuissance, devant sa vache mourant d’une mammite au beau milieu du chemin de l’étable ; il l’avait élevée, l’avait baptisée « Casse-pieds » parce qu’elle était capricieuse. Et la nervosité de Marcel Challaye une fois ses vaches vendues, parce qu’il « fallait prendre une décision » et la tristesse de Marcel qui a passé sa vie à parcourir les montagnes derrière ses brebis et ne peut plus aller garder…
« Ça me rend triste », « c’est la fin », « non, ça ne va pas mieux », « rien ne me fait peur ni d’arrêter de travailler ni même la mort », « vous aussi ça vous arrivera »… Petites phrases courtes et laconiques de ces taiseux qui jugent inutiles de s’appesantir sur ce qui va de soi, la vieillesse, la maladie, les soucis, la mort. On n’a pas de temps à perdre avec ces choses-là, c’est comme ça, c’est la vie. De la pudeur avant toute chose. Pudeur partagée de part et d’autre, et respect. Comment filmer sans déranger ? On ne pose pas un micro et une caméra devant un visage impunément. On ne fait pas advenir ce qui est à l’œuvre dans la Vie moderne sans avoir vécu, souffert, donné, sans qu’il y ait eu entre ces paysans sur l’écran et Raymond Depardon qui les filme, avec le temps, bien autre chose qu’une amabilité et une connivence de circonstance. C’est la sédimentation du temps passé, des connaissances approfondies, des épreuves et des soucis partagés, des émotions engrangées qui sourdent ici avec une telle vérité.
C’est la route faite, toutes ces routes de moyenne montagne, d’Ardèche, de Haute-Loire et de Haute-Saône, de Lozère, ces routes connues et reconnues, traversées de troupeaux et de traces de terre séchée, routes longées d’arbres, de barrières fragiles, ces routes qui conduisent à la ferme cachée, à l’autre et dont on revient à la fin du film quand le mouvement du travelling s’inverse, ne conduisant plus vers le fond de l’écran, mais vers nous, laissant ceux-là que nous venons de rencontrer à leur vie heureuse et difficile, à leur destin tragique.
Il n’est pas seulement émouvant de retrouver, au bout de ces routes, des personnes, d’un film à l’autre, plus marquées, plus fatiguées, en un mot vieillies, mais de les retrouver face à un Depardon que la plupart du temps nous ne voyons pas ou ne faisons qu’apercevoir parce que le lien à celui-ci (et donc au spectateur) est de l’ordre de la vérité. C'est-à-dire pas complaisant. Ils ne cherchent pas à plaire, à faire plaisir, ils sont ceux qu’ils sont, accueillants ou étranges, insolites parfois, tout autre. « Au commencement, il y a ces routes. Au bout de ces routes, il y a des fermes » et dans ces fermes, des hommes et des femmes…