Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné
Femme de lettres française (Paris 1626-Grignan 1696).
Une correspondance et aussi une œuvre d'art
Cette petite-fille de Jeanne de Chantal, la future sainte, cette fille d'un Rabutin-Chantal, noble sans le sou, et d'une Coulanges, issue de riches gabelous, aura dix-sept ans à la mort de Louis XIII et trente-cinq ans à celle de Mazarin. C'est dire que, pour elle, les jeux semblent faits quand, en 1661, Louis XIV prend effectivement le pouvoir. Importance des dates, surtout quand il s'agit d'un écrivain du « grand siècle ».
Ses Lettres, a-t-on dit, n'existeraient pas sans la poste. Le truisme est précieux pour aborder le cas Sévigné. Œuvre de circonstance, s'il en fut jamais, livre combien involontaire, jamais, sans doute, imaginé par son auteur, les Lettres sont à la fois des lettres et une œuvre d'art. D'abord des lettres, celles qu'une mère écrit à sa fille absente (que la Provence est loin de Paris en 1671 !) pour lui dire son amour, ses espoirs, ses lectures, ses rencontres, les nouvelles qu'elle vient de glaner, pour recevoir à son tour de l'enfant chérie des lettres auxquelles elle s'empressera de répondre afin d'entretenir le dialogue indispensable à son cœur. Un semblant de dialogue : les Lettres sont ensuite une œuvre d'art, autant dire un monologue. Ensuite aussi, car la célébrité de la marquise est posthume. Alors, pour le lecteur qui n'est plus le correspondant, mais qui devient peut-être le vrai destinataire, les Lettres se métamorphosent en lettres d'amour, plus passionnées et plus brûlantes que les Lettres portugaises, les informations se transforment en témoignage sur le siècle, un témoignage presque aussi partial et tout aussi précieux que celui de Saint-Simon. Surtout, un écrivain nous découvre son univers intérieur, nous dit ses hantises, sa répugnance devant la maladie et la vieillesse, son attitude face à la mort, son incertitude du salut.
Dans ces lettres privées, pas le moindre déchet (qui ose encore parler à leur propos de « potins de salon sans le moindre intérêt » ?). Par quel miracle expliquer une telle réussite ? Répondre qu'on entend dans les Lettres un ton, qu'on y découvre un style, qu'on s'y confronte à un langage, qu'elles nous plongent dans l'univers de l'écriture, c'est se poser de nouvelles questions. Distinguons d'abord les certitudes des hypothèses et des jugements.
Mme de Sévigné n'a rien de la journaliste, tout de la visionnaire, certains disent de l'illusionniste. Elle ne raconte jamais que ce qu'elle voit, mais en elle-même et les yeux fermés. Ses récits naissent des récits qu'on lui a faits. Même quand elle a été témoin des scènes qu'elle rapporte, elle invente, atteignant ainsi à la vérité supérieure de l'art. Le « Grand Siècle » ou, plus précisément, le règne de Louis XIV, elle ne le chante pas, mais nous en découvre, sans toujours le vouloir, l'envers, le génie de la marquise l'emportant toujours sur ses intentions. Toutes les idées reçues s'effondrent à la lecture attentive des Lettres, de toutes les lettres qui nous restent (il nous en manque beaucoup), car Mme de Sévigné n'a rien d'un auteur pour anthologies.
Des lettres d'amour
Point du tout indifférente à l'amour, comme l'a prétendu son cousin Bussy-Rabutin, comme n'eût sans doute pas dit son autre parent, le cardinal de Retz, s'il avait parlé ; amoureuse de sa fille, non point qu'elle ait quoi que ce soit de la « femme damnée », mais parce qu'elle en est séparée ; mondaine éprise de solitude, frivole peut-être en apparence, mais en réalité amie d'une solidité à toute épreuve et salonnière à la dent dure ; secrète en dépit de son exubérance, mélancolique malgré sa gaieté, point toujours raisonnable, mais souvent héroïque, châtelaine à l'aise dans ses bois et mal à l'aise dans sa peau, elle a réussi, dans des lettres écrites « au jour la journée », à dresser un décor, que ce soit la cour, la ville ou la campagne, et à animer dans ce décor l'univers intérieur d'une coquette, d'une femme d'affaires, inexpérimentée et crédule, d'une lectrice de Pascal et de bien d'autres « bons auteurs », d'une janséniste, d'une femme consciente du temps qui passe et soucieuse de mourir sans dettes – sans trop de dettes –, de sauver son âme, si Dieu le veut. Elle n'est pas simple, la marquise, et, si elle ne jargonne jamais, la plus banale de ses lettres pose un problème, non pas tant biographique que littéraire, celui de la sincérité en art.
Chez Mme de Sévigné, a dit notre meilleur sévigniste, Roger Duchêne, l'art « exprime la passion contenue ». Impossible, ici, de ne pas penser au mot célèbre de Gide sur l'art qui « vit de contrainte et meurt de liberté ». Les Lettres sont, pour l'essentiel, des lettres d'amour, mais d'un amour qui n'ignore pas jusqu'où il peut aller trop loin. Qui ne l'ignore pas, mais succombe parfois à la tentation. L'art naît de cette tension créée par le conflit entre le besoin de s'épancher, de se plaindre, de réclamer toujours davantage et la certitude qu'il faut se modérer pour ne point lasser la bien-aimée absente. Bien-aimée parce qu'absente ? Peut-être. Les deux femmes, une fois réunies, se déchireront longtemps, puis l'apaisement viendra avec l'âge, et la marquise ne portera plus que le poids de chagrins sur lesquels elle n'a aucune prise : sa fille malade et les Grignan ruinés. Mme de Sévigné, à soixante-dix ans, meurt en pleine jeunesse, laissant à sa « belle comtesse » dans des « coffres » les lettres dont personne ne se doute qu'elles deviendront immortelles, les lettres qu'une petite-fille indigne commandera de brûler, ces lettres dont l'ardeur n'est pas refroidie, dont les pauvres ruses nous bouleversent encore, dont les cris nous atteignent à chaque relecture. Ici, deux écoles s'affrontent, et le problème Sévigné se pose dans toute son ampleur.
Un acte d'amour devenu chef-d'œuvre ou une œuvre littéraire devenue plaisir nécessaire ?
Ces lettres d'amour (la partie information relevant, selon nous, du même amour et d'un seul but : ne pas se faire pesante à la fille chérie, et donc la distraire ou lui apparaître utile) ne sont-elles que des lettres, c'est-à-dire le seul moyen dont disposait une mère pour s'entretenir avec l'absente ? Dans ce cas, le chef-d'œuvre serait né « par surcroît ». Ou bien l'écriture est-elle devenue peu à peu pour Mme de Sévigné un besoin, une nécessité, un plaisir, bref une entreprise par laquelle un écrivain se découvre, s'interroge et, consciemment ou non, fait œuvre de créateur ?
Roger Duchêne défend avec brio la première thèse. Selon lui, Mme de Sévigné « n'est pas un écrivain inspiré qui doit se délivrer de son œuvre ; elle est une mère qui veut apaiser son chagrin en bavardant avec sa fille ». Selon lui, « écrire reste toujours pour Mme de Sévigné un moyen ; jamais elle n'en fait un but » et, s'il y a chez elle un plaisir d'écrire, il ne se distingue pas du plaisir d'écrire à sa fille. Bernard Bray soutient la thèse opposée en parlant du « système épistolaire » de Mme de Sévigné et en situant la correspondance avec Mme de Grignan, ainsi que la « rivalité » de plume entre les deux femmes, « dans une perspective au bout de laquelle se profilerait la consécration de l'imprimé ».
Est-il possible de concilier les deux thèses ? On doit d'abord reconnaître qu'il n'y a pas, au départ, de projet littéraire chez Mme de Sévigné. La marquise n'écrira pas, en ce sens qu'elle fera vite fi des conventions de la tradition épistolaire, et ne pratiquera que rarement « l'art de bien dire des bagatelles » (Mlle de Scudéry), mais elle écrira, en ce sens qu'elle inventera une façon neuve de dire ce qu'elle a sur le cœur ; réactions aux événements, soucis et, bien sûr, passion maternelle. Croire qu'elle écrit simplement pour parler à la fille absente, c'est négliger la métamorphose que tout acte d'écrire (entendons : écrire régulièrement) entraîne. Une correspondance n'est pas un dialogue, et celle de Mme de Sévigné, en dépit des apparences, moins que les autres. Pas davantage un échange, sinon trompeur. La marquise à son écritoire est seule, animée par sa passion de mère, certes, qui est une passion amoureuse, mais sans illusions sur les réponses qu'elle obtiendra aux questions qu'elle ne se pose qu'à elle-même dans et par l'écriture. De ce point de vue, les lettres de Mme de Grignan servent simplement de stimulus à un écrivain indolent.
Mme de Sévigné n'est pas Monsieur Jourdain. Si elle écrit à sa fille pour en recevoir des réponses, elle sait aussi, et en dehors de toute idée de publication, proche ou lointaine, qu'elle fait œuvre littéraire. Au « vos lettres sont ma vie », qu'elle confiera à la comtesse et qui représente en effet une réalité point négligeable, il faut donc ajouter l'aveu qu'elle aurait pu faire au soir de sa vie, avant de mourir d'une mort volontairement janséniste, cet aveu qui, bien que non écrit, exprime une réalité moins négligeable encore : « Mes lettres furent ma vie. »
Il y a encore beaucoup à chercher, donc à découvrir et, par conséquent, à dire sur un écrivain méconnu parce que mal lu. Les Lettres, avec leur « bohémiennerie » (président de Brosses), commencent seulement à susciter des études sérieuses. Faut-il souligner qu'il a fallu attendre 1969 pour assister à la soutenance de la première thèse consacrée à Mme de Sévigné ?