George Bernard Shaw
Écrivain irlandais (Dublin 1856-Ayot Saint Lawrence, Hertfordshire, 1950).
« J'aime un état de perpétuel devenir, avec un but devant et non derrière… » (à Ellen Terry, 28 août 1896)
Artiste et calculateur, bohème et avare. Méfiant jusqu'au cynisme. Pourtant toujours disponible, jamais las de prêter sa plume à toutes sortes de causes, de la « vivisection » au « minimum income ». Soutenu par une rare ténacité et une impérieuse volonté de vaincre. Donnant à quatre-vingt-douze ans une pièce pleine de chaleur, de sympathie pour la vie. Acharné travailleur, lucide critique de l'art d'écrire et aussi de penser. Ainsi apparaît Bernard Shaw, tel que le révèle sa vie, longtemps difficile, et tel que nous le montre son œuvre entière, son énorme correspondance et ses morceaux plus singulièrement autobiographiques, comme Sixteen Self Sketches ou ses Préfaces (à The Irrational Knot ou à Three Plays for Puritans par exemple). Certaines caractéristiques de son tempérament, il les doit peut-être à une enfance sans véritable affection dans un ménage mal assorti, à des études trop rapides et aux difficultés de gagner sa vie en attendant de percer. D'un passage en météore à la Wesleyan Connexional School, à la Central Model Boys' School et à la Dublin English Scientific and Commercial Day School, il garde une aversion profonde pour écoles et universités qui « stéréotypent l'esprit ». Autodidacte acharné, hantant la Dublin National Gallery, le Royal Theatre, puis, à Londres, le British Museum, familier des grands musiciens, il fréquente aussi assidûment réunions et meetings politiques et travaille successivement comme clerc à la Charles Uniacke Townshend (1871), comme caissier dans une agence foncière jusqu'en 1876 et enfin à la Edison Telephone Company de 1879 à 1880. Ses premières armes dans les lettres, il les fait en qualité de critique musical, littéraire, artistique et théâtral, et, grâce à sa verve étincelante alliée à ses qualités naturelles de fantaisie et à un jugement sain, il y réussit bien mieux que dans son expérience romanesque. En 1885, en collaboration avec William Archer (1856-1924), Shaw écrit une pièce qu'il reprendra seul en 1892, Widowers' Houses. On trouve là, avant l'heure, la totalité du programme qu'il fixe à R. Golding Bright dans sa lettre du 2 décembre 1894, où on peut lire également : « Faites de l'efficacité votre unique but pour les quinze prochaines années […]. Enfin […] ne prenez jamais l'avis de personne. » Ainsi agit toute sa vie cet original, époux de la millionnaire irlandaise Charlotte Payne-Townshend (1898), amant plus ou moins platonique d'une foule de dames, dont deux célèbres actrices, Ellen Terry et Mrs Patrick Campbell, « vestryman » et membre du « borough council » de Saint Pancrace (1897-1903). Ce personnage compte Einstein, Tagore, Staline, William Morris, Gandhi, T. E. Lawrence parmi ses connaissances ou amis et H. G. Wells ou sir Henry Irving au rang de ses ennemis intimes ; il amasse une fortune énorme avec sa plume, entreprend un tour du monde à soixante-douze ans, pourvoie allègrement de pièces le Malvern Festival, depuis sa fondation en 1929, et de ses oracles le monde entier ; prix Nobel de littérature en 1925, il assistera à la fondation de la Shaw Society (1941) et verra le cinéma s'emparer avec succès de ses pièces, comme le Pygmalion en 1938 devenu en 1964 My Fair Lady. Certes Shaw est d'une nature vraiment exceptionnelle.
« J'aime partir en guerre contre les gens installés ; les attaquer ; les secouer ; tâter leur courage. Abattre leurs châteaux de sable pour leur en faire construire en pierres […]. Un homme ne vous dit jamais rien jusqu'à ce que vous le contredisiez […] »
La vérité acquise, les tabous, le confort intellectuel et moral, Shaw ne prise guère cela. The Man of Destiny, Saint Joan ou Caesar and Cleopatra moquent le nationalisme anglais, et, quand W. Yeats lui demande une pièce « patriotique » pour l'Irish Literary Theatre, Shaw donne John Bull's Other Island, tentative de démystification du romantisme de l'Irlande. Il choque, se déclarant volontiers partisan de l'élimination des gens pour que la terre devienne plus vivable. Il sympathise avec l'Allemagne de la Première Guerre mondiale (Common Sense about the War), mais s'en prend aux politiciens et aux dictateurs qui troublent la paix (Geneva). Ennemi de la « bardolatry », il sape même les bases de ce monument sacré et intouchable de la littérature anglaise, « Shakspere », comme il le nomme. Et, pour graver un dernier trait à son image de marque, il lègue le plus gros de son énorme fortune à une œuvre chimérique, qui recherche un « Proposed British Alphabet », pour tous les pays de langue anglaise, en au moins quarante lettres.
À cet anticonformiste viscéral, le combat politique, qui « fait autant partie de la vie que le jeu ou la poésie », s'impose naturellement – comme le théâtre d'idées –, et l'économiste américain Henry George (1839-1897) révèle à Shaw une nouvelle dimension sociale avec Progress and Poverty (1879). Il lit le Capital de Marx, mais se détourne vite de la Social Democratic Federation de H. M. Hyndman (1842-1921), qu'il accuse « d'une incurable confusion de pensée ». « Le socialisme, s'il s'établit un jour, le devra à toute la classe ouvrière du pays et pas à une fédération ou société de quelque nature qu'on l'imagine. » À ses yeux, la toute récente Fabian Society, à laquelle il s'affilie en 1884, œuvre dans ce sens. Shaw en devient donc, avec l'économiste Sidney Webb, l'un des piliers et aide à fonder le British Labour Party en 1906. Il défend ses convictions non seulement dans les Fabian Essays in Socialism (1889) ou dans des tracts comme « The Impossibilities of Anarchism », « Tract 45 », mais aussi sur la scène, tribune irremplaçable. Son premier groupe de pièces, au titre éloquent, Plays Pleasant and Unpleasant, vise, selon la Préface, à « utiliser la force dramatique pour contraindre le spectateur à regarder en face des faits déplaisants ». Dès Widowers' Houses, Shaw dénude la bourgeoisie. Il lui apprend que, si l'argent gagné en louant des taudis ou en exploitant de pauvres filles dans des maisons closes (Mrs. Warren's Profession, longtemps interdite) peut servir à faire une demoiselle, on ne saurait se montrer trop hypocrite en refusant de l'utiliser à des fins humanitaires. La misère demeure le seul vrai péché à combattre, et ce thème, illustré par Major Barbara, pièce brillante, lui permet de décocher quelques traits acérés en direction d'une très digne et respectée institution anglaise à travers le conflit qui oppose Undershaft, riche marchand d'armes, à l'intransigeante, mais quelque peu irréaliste Barbara, sa fille, « Major » de l'Armée du salut. Les pièces dites « plaisantes » battent en brèche les valeurs les mieux assurées au regard d'une certaine société : le culte du patriotisme, le héros guerrier, tel Bluntschli dans Arms and the Man, qui lance Shaw vers le succès, ou le héros romantique tel le poète Marchbanks dans Candida.
D'ailleurs, Shaw se plaît à représenter les héros sans l'aura dont les pare l'histoire : Napoléon dans The Man of Destiny ou César dans Caesar and Cleopatra. Il n'oublie pas non plus les médecins, cible classique de la comédie, notamment dans The Doctor's Dilemma, mais sa satire s'étend à l'aspect social, impliquant un contrôle de la médecine pour la rendre moins chère et plus sérieuse.
Quant à l'Amour, il l'écrit « amour », plutôt fonction biologique ou lutte des sexes (The Philanderer ; You never can tell…) que sentiment poétique, avec l'un ou l'autre des partenaires – ou les deux – insatisfait, en guise du « happy ending » traditionnel.
Pêle-mêle, ainsi, il dénonce petits défauts et grandes plaies. Il voudrait une structure sociale et politique plus juste, et aussi que se réforme la mentalité satisfaite de soi que chacun porte en lui. L'esprit irrésistible de Shaw masque souvent la gravité de sa satire sociale (The Millionairess ou le célèbre Pygmalion). Il n'en fustige pas moins une bourgeoisie enfermée dans l'ouate confortable d'une situation bien assise et de pensées futiles, comme dans Heartbreak House, imprégnée de Tchekhov. Si l'on en croit son œuvre en général et The Adventures of a Black Girl in Her Search for God en particulier, sa position à l'égard de l'homme, de son pourquoi et surtout de son comment, pourrait se définir par « aide-toi, le ciel t'aidera ». Mais, s'il ne recherche pas l'aide de la religion, assez paradoxalement, Shaw ne l'agresse pas (Androcles and the Lion), et Saint Joan, tenu pour son chef-d'œuvre, un immense succès public, reste l'une de ses meilleures réussites par l'inoubliable portrait plein de sincérité et d'authenticité qu'il brosse d'une sainte selon son cœur. Au centre de la philosophie de Shaw s'inscrivent les mots clefs « Évolution créatrice » et « Life Force », le second désignant finalement Dieu, la Force de vie qui règle le progrès, la lente ascension de la nature vers son but de pensée pure et qui passe par le surhomme (In Good King Charles's Golden Days). Cette Force de vie se manifeste dans la femme possédée par l'instinct de procréation. On la voit en action en particulier dans Man and Superman, tandis que Back to Methuselah illustre le thème de l'évolution créatrice, la préoccupation du devenir de l'espèce, que traduit le souci des deux sages orientaux de l'amélioration de l'espèce humaine dans The Simpleton of the Unexpected Isles.
« Les choses me viennent à l'esprit sous forme de scènes, avec action et dialogue, sous forme de moments, progressant à partir de leur propre vitalité » (à H. A. Jones, 2 décembre 1894)
Malgré le succès à la scène d'Henry Arthur Jones (1851-1929), de sir Arthur Wing Pinero (1855-1934), disciple de Scribe et de Sardou, des pièces de Maugham et, naturellement, de la comédie étourdissante de Wilde ou de Noel Coward (1899-1973), l'idée de théâtre non commercial, de critique sociale suit son cours en Angleterre (H. Granville-Barker [1877-1946], J. Galsworthy [1867-1933] …). Surtout quand Ibsen s'y fait connaître aux environs de 1890 et que ses pièces sociales et didactiques, se développant selon la logique réelle des choses et non des conventions, suscitent des remous et la ferme intervention de Shaw en sa faveur dans The Quintessence of Ibsenism.
Comme Auden, O'Casey, Synge ou T. S. Eliot, Shaw participe à l'évolution du théâtre contemporain. Ses écrits et ses Préfaces réaffirment sans trêve sa volonté de parvenir uniquement au réel, ce qui s'accompagne dans son esprit de la soumission stricte à la pièce des acteurs et des metteurs en scène. Il méprise le théâtre conventionnel selon lui, « doctrinaire jusqu'à la plus extrême limite du dogmatisme », si bien que « le dramaturge […] empêtré dans les théories de conduite […] ne peut même pas exprimer sa solution conventionnelle clairement, mais la laisse vaguement comprise » (Lettre à H. A. Jones du 2 février 1894). Il ne cache pas son horreur des « nice » pièces, avec des « nice » robes, des « nice » salons et des « nice » gens, mais également des « soi-disant pièces à problèmes [qui] dépendaient pour leur intérêt dramatique de conclusions prévues d'avance » (Préface de Three Plays for Puritans). Pour lui, rien ne saurait remplacer « l'activité et l'honnêteté intellectuelles ». La nécessité de faire de son théâtre le support de ses idées et de consacrer auxdites idées tout leur développement communique aux pièces de Shaw une dimension très particulière – spécifiquement shawienne – avec, par exemple, Back to Methuselah, en cinq parties, et, le plus souvent, des Préfaces de belle longueur également. « Le dramaturge sérieux reconnaît dans la discussion non seulement l'épreuve principale, mais aussi le centre d'intérêt réel de sa pièce » (Quintessence…), affirme Shaw. Il en découle que, dans son œuvre dramatique, tout se subordonne à la discussion, les événements et même la psychologie des personnages – ni bons, ni mauvais, en respect des principes du réalisme –, moins importante que la nécessité du discours. Ceux du troisième acte de Man and Superman, entre « Don Juan » et le Diable, constituent à cet égard un exemple fameux. L'étincelante et vigoureuse rhétorique de Shaw demeure un modèle du genre. « Trouvez toujours de façon rigoureuse et exacte ce que vous voulez dire et ne le faites pas à la pose », écrivait-il à R. Golding en 1894. La sincérité – et nul ne met en doute la sienne – ne suffit pas à assurer la pérennité et le succès, surtout à qui bouscule idées et situations établies. Shaw trouve dans son humour, héritier du « wit » du xviiie s., un précieux allié à sa cause, un humour marqué de son sceau personnel, jouant brillamment de l'anachronisme parfois et du paradoxe le plus souvent, permettant à la longueur, à l'intelligence, à la critique de passer et conférant à son art, même quand il irrite, une tonicité à l'abri des modes et du temps.
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