Francisco de Zurbarán
Peintre espagnol (Fuente de Cantos, Badajoz, 1598-Madrid 1664).
Célèbre au seuil de la maturité, démodé et presque oublié à la fin de sa vie, Zurbarán est étiqueté par les critiques du xviiie s. comme un « Caravage espagnol » robuste et prosaïque. Redécouvert – grâce à la Galerie espagnole de Louis-Philippe – par les romantiques français, mais durci et déformé en peintre de moines farouches et d'éblouissantes jeunes saintes, Zurbarán connaît aujourd'hui une faveur internationale.
Mais cette ascension au premier rang des maîtres espagnols ne date guère que d'un demi-siècle – en 1964, la grande exposition du tricentenaire, à Madrid, permettait de dresser un premier bilan,: c'est depuis lors seulement que sa vie et son œuvre, jusque-là très mal connues, ont attiré de nombreux chercheurs en histoire de l'art.
1. Des débuts mal connus
S'il appartient à l'école sévillane, Zurbarán n'est pas un Andalou. Né en Estrémadure d'un père basque – commerçant immigré dans le Sud de la Péninsule –, il a vécu dans cette province archaïque et rustique beaucoup plus qu'on ne l'imaginait. Au cours d'un apprentissage de trois années (1613-1616) à Séville, chez un peintre oublié, il se lie d'amitié avec son contemporain Vélasquez et montre dans l'Immaculée enfant qu'il signe en 1616 un sens vigoureux du relief. Mais il revient ensuite pour dix ans au pays natal.
Marié en 1617, à Llerena, à une femme plus âgée que lui, père de trois enfants, veuf, puis remarié dès 1625, Zurbarán peint, pour les églises des alentours, des retables dont aucun ne nous est connu. On peut supposer dans ce milieu une régression « gothique » et archaïsante dont témoigneraient les trois grands tableaux provenant de la chartreuse de Séville et passés au Musée provincial, si, comme on le croit, c'est pour les peindre que Zurbarán aurait été appelé à Séville.
2. Le peintre des saints pour les couvents de Séville
En tout cas, à partir de 1626, il y séjourne souvent et des commandes importantes attestent son succès croissant auprès des ordres religieux. Il s'agit de grandes compositions en frise, souvent sur deux registres, terrestre et céleste, ou figures isolées sur des fonds sombres, toutes d'un dessin énergique, peintes en nappes de couleurs durement tranchées, qui peuplent en quelques années les églises et les cloîtres des congrégations sévillanes :
– Dominicains dès 1626 (Histoires de saint Dominique, à San Pablo, Docteurs du musée de Séville, Christ en croix de Chicago) et jusqu'à 1631 (pour le collège Santo Tomas : Triomphe de saint Thomas d'Aquin, la plus ample composition de Zurbarán, musée de Séville) ;
– moines du « grand couvent » de la Merced de 1628 à 1634 (Histoire de saint Pierre Nolasque, dans divers musées, Saint Sérapion martyr de Hartford, Docteurs de la Merced à l'académie San Fernando de Madrid) ; Franciscains en 1629 (Vie de saint Bonaventure pour le collège San Buenaventura, cycle commencé par Francisco Herrera et achevé par Zurbarán, partagé entre le Louvre et Dresde) ;
– Carmes du collège San Alberto (Saint Cyrille et Saint Pierre Thomas de Boston) ; Jésuites (la Vision de saint Alonso Rodriguez, 1630, Madrid, académie de San Fernando).
En juin 1629, la municipalité invite le peintre à se fixer dans une ville qu'il honore : il s'y installe avec sa famille, pour plus d'un quart de siècle.
3. Zurbarán au sommet
La décennie suivante marque le zénith de Zurbarán – célébrité, atelier florissant, foyer heureux – en même temps qu'une évolution sensible de son art. Après une violente poussée de ténébrisme et de tension, dont le Retable de saint Pierre à la cathédrale de Séville et les Apôtres du musée de Lisbonne (1633) marqueraient le point culminant, un séjour de six mois à la Cour (1634) élargit son horizon.
Vélasquez le fait appeler pour collaborer à la décoration du nouveau palais du Buen Retiro : Zurbarán peint la Défense de Cadix et la série des Travaux d'Hercule, incursion malencontreuse dans un domaine qui lui reste étranger. Il y gagne le titre, purement honorifique, de « peintre du roi ». Surtout, il découvre les Vénitiens et les Flamands des collections royales, ainsi que les œuvres récentes de Vélasquez : la peinture de Zurbarán s'éclaire et s'assouplit, le paysage y prend une place croissante.
À partir de 1636, l'aisance nouvelle et le majestueux équilibre de son art est manifeste dans les peintures qu'il réalise pour la Merced descalza de Séville (notamment le Saint Laurent de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg, qui baigne dans une lumière dorée) et surtout les deux ensembles majeurs de la chartreuse de Jerez (1638-1639, grandes compositions de retables partagées entre Cadix, Grenoble, Poznań et New York, figures de chartreux conservées au musée de Cadix) et du monastère de Guadalupe en Estrémadure (1639-1647, Vie de saint Jérôme et Chronique de l'Ordre hiéronymite, heureusement restées en place).
4. Une production qui se tourne vers l'Espagne coloniale
La période qui suit est plus confuse, et à coup sûr moins heureuse. Zurbarán semble se remettre mal de la mort de sa femme, en 1639, et les pénibles démêlés d'intérêt qui suivent avec sa fille aînée. D'autre part, les commandes monastiques se font plus rares : crise économique qui éprouve Séville, terrible peste de 1649 qui la dépeuple (elle emportera son fils et collaborateur, Juan [1620-1649]), apparition aussi d'un nouveau talent, le jeune Murillo.
On ne peut dater des années 1640-1650 que peu d'ensembles (1644 : retable de l'église de la Caudelaria à Zafra, en Estrémadure). Mais Zurbarán – qui s'est remarié en 1644 avec une jeune veuve dont il aura vite plusieurs enfants – doit subvenir à l'entretien de sa nouvelle famille : il reconvertit son atelier vers une production coloniale (contrats et documents divers attestent ses rapports avec Lima et Buenos Aires notamment) et industrialisée. Il offre au choix des clients des cycles de saintes martyres, d'apôtres, de fondateurs d'ordres, mais aussi de patriarches, de sibylles, voire de guerriers légendaires : grandes figures processionnelles, souvent dans des paysages, parfois directement inspirées de gravures italiennes et surtout flamandes.
Dans ces séries – forcément très inégales, bien que nullement négligeables –, la part de Zurbarán, pour l'inspiration comme pour l'exécution, est difficile à discerner, d'autant que les disciples dont nous connaissons les noms ne sont pas identifiables par des œuvres personnelles.
5. Les dernières années
Ces palliatifs, en dépit du succès en Amérique hispanique, sont insuffisants pour sortir Zurbarán de la gêne où il se débat après 1650. Cet homme simple et droit, probe artisan sans grande culture, affectueux et timide, incapable de supporter la solitude, mais avant tout profondément croyant, accepte l'épreuve avec une résignation discrète .
En 1658, il va tenter de nouveau sa chance à la Cour de Madrid. Mais, malgré l'appui de Vélasquez, son heure est passée. Il ne rencontre qu'indifférence et végète dans une pénurie qu'illustre cruellement son inventaire après décès.
Les tableaux, assez nombreux et souvent signés des dix dernières années (à partir de 1653 : le Christ portant sa croix, cathédrale d'Orléans), en majorité de dimensions moyennes, semblent plutôt destinés à des chapelles ou à des oratoires aristocratiques. Plus intimes et contemplatifs que narratifs, ce sont des Vierges à l'Enfant, des Immaculées, des images de saint François en méditation, le regard perdu, ou debout, momifié dans le caveau d'Assise.
Les courbes se font plus suaves, le modelé plus fondu, la couleur plus sourde. L'influence probable de Murillo, l'effort pour se mettre au goût du jour n'ôtent rien à la sincérité du sentiment, au charme mélancolique de ce crépuscule.
6. L'art de Zurbarán
6.1. Solennel et sensible
On aurait tort de ne voir en Zurbarán que le peintre des moines espagnols. Il l'est certes : et malgré la dispersion de ses grands ensembles, il reste le miroir incomparable de presque tous les ordres , évoquant leur chronique à travers des portraits fortement individuels, pris sur le vif dans les cellules et les cloîtres.
La diversité des habits, gris, noirs, bruns, blancs, lui fournit des accords puissants et subtils. Il traduit le « climat » propre à chacun – rusticité des Chartreux et des Franciscains, distinction affable des Dominicains ou des Hiéronymites –, mais aussi certaines constantes de types psychologiques ou d'attitudes spirituelles : absence d'emphase et sérénité, disponibilité au martyre comme au miracle, attente de la visite céleste (Saint Pierre crucifié chez saint Pierre Nolasque ; le Christ chez le père Salmerón) qui baigne la vie quotidienne de solennité et de mystère.
Mais ce secteur monastique représente à peine la moitié de l'œuvre connu de Zurbarán, qui est aussi un évocateur, pathétique autant que discret, de la solitude du Christ dans la Passion (Sainte Face ; plusieurs Christ en croix), un puissant constructeur d'apôtres, de docteurs, de martyrs, d'une majesté tranquille.
Il est surtout l'un des peintres les plus sensibles de la jeune femme et de l'enfant : et cela moins dans les images hiératiques de saintes aux lourdes parures que dans ces Immaculées adolescentes, fières et secrètes qui font paraître fades celles de Murillo, ou ces « Enfances » de la Vierge et du Christ (la Vierge enfant endormie ; l'Atelier de Nazareth), humbles scènes d'intérieur chargées de symboles et de présages.
6.2. Le surnaturel et le quotidien
Zurbarán est également un « peintre des choses ». La conscience pleine d'amour avec laquelle il rend les pains, les fruits et les fleurs, les vanneries et les poteries, la vigueur expressive des volumes et des reflets, comme la sobriété et la rigueur de la composition donnent une grandeur religieuse aux morceaux de nature morte si nombreux dans ses tableaux, et plus encore à quelques bodegones, dont la Corbeille de fruits, avec tasse et citrons de l'ex-collection Contini de Florence (1633) est le plus célèbre.
Tel quel, avec ses grandeurs et ses limites, Zurbarán occupe une place à part dans l'art espagnol. Inégal, parfois maladroit quand un sujet ne l'inspire pas, inapte aux compositions savantes, dépourvu d'invention (mais marquant ses emprunts de sa griffe, qui les simplifie et les solennise), il incorpore à sa peinture des influences multiples : Dürer, la Flandre maniériste et baroque, le ténébrisme caravagesque ; en Espagne, ceux qui ont appris le « maniérisme réformé » de l'Escurial avant d'évoluer vers le réalisme, tel le Tolédan Sánchez Cotán.
Mais l'influence majeure semble celle de la sculpture polychrome en bois, surtout en la personne du Sévillan Montañés, qui a si fortement marqué Zurbarán : reliefs cassants, figuration statique et monumentale, indifférence aux demi-teintes et à l'enveloppe atmosphérique, qui donnent parfois au réel une sorte d'irréalité magique.
Par rapport à ses contemporains Vélasquez et Cano, Zurbarán fait vers 1650 figure d'attardé, figé dans son univers raide et immuable. En revanche, ce monde épique, viril et candide, nourri de certitudes, qui associe sans effort le surnaturel au quotidien, exprime en tout cas, mieux que les visions frémissantes et désincarnées du Greco, cette Espagne rurale des plateaux, paisible et grave, qui est peut-être la plus profonde Espagne.