François de Salignac de La Mothe-Fénelon
Prélat français (château de Fénelon, Périgord, 1651-Cambrai 1715).
Les grands repères de l'œuvre
Fénelon, dans le panthéon des classiques, reste l'auteur le plus admiré et le moins lu. Qui lit encore Télémaque ? Pendant au moins deux siècles, et spécialement dans l'enseignement des Jésuites, ce fut le livre de chevet des écoliers. Comme le duc de Bourgogne, pour qui Fénelon l'a écrit, ils y trouvaient des leçons de mythologie, d'histoire, de morale et de savoir-vivre. On ne le cite plus aujourd'hui que comme exemple de l'œuvre la plus artificielle et composite, avec son antiquité parée de couleurs trop riantes, ses intentions voilées, ses théories révolutionnaires où le libéralisme du xviiie s. se combine avec le système le plus aristocratique et féodal, celui du parti des ducs (« Réglez les conditions par la naissance, mettez au premier rang ceux qui ont une noblesse plus ancienne et plus éclatante… »), sa morale chrétienne mais affublée d'une chlamyde.
Les Fables (1700) n'ont été écrites que pour guérir le jeune duc de ses défauts qui, si l'on en croit Saint-Simon, étaient nombreux et criants ; les Dialogues des morts (1700), que pour l'introduire auprès des grands esprits, lui inspirer de hautes idées, le convaincre de la vanité des choses de ce monde et principalement de celles dont Louis XIV tirait sa gloire : palais, fêtes, courtisaneries…
La fameuse Lettre à l'Académie (1714, publiée en 1716) n'est plus qu'une mine de sujets de devoirs pour les lycéens, qui, depuis une dizaine de générations, commentent de telles pensées : « La poésie est plus sérieuse et plus utile que le vulgaire ne le croit » ; « La religion a consacré la Poésie à son usage dès l'origine du genre humain… » ; « Notre versification perd plus, si je ne me trompe, qu'elle ne gagne par les rimes » ; « Il faut observer le vrai et peindre d'après nature… » ; « Je veux un sublime si familier, si doux et si simple que chacun soit d'abord tenté de croire qu'il l'aurait trouvé sans peine… » ; « Je préfère l'aimable au surprenant et au merveilleux… ».
Le Traité de l'éducation des filles (1687) a sa place dans l'histoire de la pédagogie. On s'accorde à lui trouver un certain esprit « Montessori » par la liberté qu'il tend à accorder aux enfants et l'exercice autour des « centres d'intérêt », jusqu'alors méconnus.
Quant aux pages religieuses de Fénelon, on ne cite son Traité de l'existence de Dieu (1713) que pour le fameux passage de la première partie qui paraît annoncer Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand : « Tantôt nous voyons un azur sombre où les feux les plus purs étincellent ; tantôt nous voyons dans un ciel tempéré les plus douces couleurs, avec des nuances que la peinture ne peut imiter… » Ses Maximes des saints (1697) ne trouvent leur sens que dans le contexte de l'affaire quiétiste.
L'homme et l'écrivain
Œuvre donc en grande partie délaissée, et cependant il se trouve que son créateur est toujours présent, vivant et sympathique, du côté de l'avenir et, pour parler le langage du jour, jouant, à ses risques, qui n'étaient pas petits, le rôle du contestataire. Qu'on se souvienne de sa fameuse Lettre à Louis XIV, qui atteste chez son auteur un singulier courage. Si elle n'arriva pas sans doute jusqu'à son destinataire, elle fut lue, en tout cas, par Mme de Maintenon, redoutable « embastilleuse ». Dans l'affaire du quiétisme, le soutien inconditionnel qu'il apporte à Mme Guyon (1648-1717) est encore à son honneur. On convient volontiers aujourd'hui que, dans ce procès, la vérité et la charité chrétienne furent plus souvent de son côté que de celui de Bossuet.
L'homme Fénelon n'a pas cessé de nous retenir, de nous intriguer et de se laisser découvrir. On connaît le portrait – l'un de ses meilleurs – que traça de lui Saint-Simon : « Un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n'en ai point vue qui lui ressemblât et qui ne se pourrait oublier quand on ne l'aurait vue qu'une fois. Elle rassemblait tout et les contraires ne s'y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaîté ; elle sentait également le docteur, l'évêque et le grand seigneur, et ce qui y surnageait, ainsi que dans sa personne, c'étaient la finesse, l'esprit, les grâces, la décence et surtout la noblesse. Il fallait faire effort pour cesser de le regarder… ».
Saint-Simon voit les contraires s'harmoniser sur ce visage. Ils s'accordaient bien aussi dans son cœur, mais douloureusement. Dans sa Correspondance, la part la plus spontanée de son œuvre, et qui le dit le mieux, on l'entend revenir, avec insistance sur les maux, aussi bien physiques que moraux, dont il souffre. Ce médecin des âmes est un médecin malade, ce qui ajoutait sans doute à sa séduction. Bossuet effrayait par son autorité, sa solidité de sanguin bien nourri, auprès duquel chacun se sentait faible ; Fénelon plaisait par sa fragilité, qu'il mettait en avant, répétant, comme saint Paul ; « Ma force est dans ma faiblesse… » Écoutons-le gémir sur ses contradictions internes : « Je sais par expérience ce que c'est que d'avoir le cœur flétri et dégoûté de tout ce qui pourrait lui donner du soulagement… Je suis à moi-même tout un grand diocèse, plus accablant que celui du dehors… Je ne puis expliquer mon fond, il m'échappe, il me paraît changer à toute heure… Je ne saurais rien dire qui ne me paraisse faux un moment après… ».
Ce nerveux-bilieux souffre d'étouffements, d'assauts fébriles, de grandes dépressions. Les soucis le minent et le font maigrir encore. L'abbé François Ledieu, secrétaire de Bossuet, a noté, un jour qu'il avait voyagé avec lui en voiture, son pitoyable état : « Je crois, pour moi, que c'est le chagrin qui le ronge… Dans la demi-journée que j'ai été avec lui et au retour d'un voyage qui le devait dissiper, il n'est pas sorti de sa mortification, quoique ses manières fussent aisées et polies, mais avec le visage d'un saint Charles. »
Fénelon connaissait l'imbrication, en sa personne, des tourments du corps et de l'esprit. Les recettes qu'il s'appliquait et recommandait à ses amis relèvent de la psychosomatique. Dans le Télémaque (1699), il a développé, par la bouche de Nosophage, médecin militaire, les principes d'une médecine naturiste où la sobriété est le principal remède, ainsi que les exercices du corps et la tranquillité de l'esprit.
En cela aussi, il devance son temps, ouvre la voie au « siècle des lumières », qui cherchera le salut dans le retour à la nature. Rousseau mettait Fénelon au-dessus de tous les grands hommes du passé. « S'il vivait encore, allait-il jusqu'à dire, je voudrais être son valet de chambre… ».
Autre remède et que, celui-ci, les philosophes tiendront à l'écart : la prière, considérée comme un détachement de soi-même, un abandon, un retour à l'état d'enfance. Pour reprendre une image de Jacques Maritain répondant à Jean Cocteau, qui lui demandait comment, dans quel esprit, il devait recevoir l'eucharistie, il a pris le quiétisme de Mme Guyon « comme un cachet d'aspirine… ».
Il y a le Fénelon ambitieux, préparant dans sa tête un nouveau système de gouvernement ; il y a le Fénelon un peu doux et fade au style mou, souvent ami du lieu commun ; il y a le Fénelon autoritaire de façon insinuante et qui savait, d'une main de velours, briser tous ceux et celles qui s'abandonnaient à lui. Mais l'affaire quiétiste a révélé un autre Fénelon, qui a étonné toute la cour et qui nous étonne encore comme un hiatus incompréhensible dans cette harmonie somme toute très « grand siècle » : le mystique. Du jour où il rencontre Mme Guyon, tout fraîchement libérée de prison, considérée par les gens de « bons sens » comme une dangereuse intrigante ou comme une folle, il sent naître en lui l'homme nouveau, cet homme nouveau dont le Christ parlait, une nuit, à Nicodème : « Si tu ne nais de nouveau… ».
Les données d'une époque
Le charme (au sens fort) qu'exerça Mme Guyon sur Fénelon, comme sur d'autres qui l'approchèrent ou la lurent, se comprend mieux si l'on songe à la pesanteur de la religion catholique orthodoxe sous le règne de Louis XIV et de Mme de Maintenon (qui fut cependant quelque temps séduite aussi par l'inspirée) : l'empire des Jésuites, des pratiques accumulées et souvent insipides, la surveillance des évêques et archevêques, la plupart soumis au roi, tels des préfets, et, dominant le tout, le roi lui-même, manœuvré par son confesseur, le père La Chaise, et plus encore par Mme de Maintenon, à la foi sincère mais étroite et qui craignait par-dessus tout que les « nouveautés » ne tournassent la tête des demoiselles de Saint-Cyr, dont elle avait la charge.
Or, voici qu'une femme, non pas une religieuse, mais veuve et mère de famille, enseignait, hors des chemins de croix, rosaires et processions, un « moyen court » qui permettait d'atteindre, en peu de temps, la plénitude. Méthode bien connue des mystiques de tous les temps… Ce sera un jeu pour Fénelon, quand il s'agira de défendre son « amie », de trouver, chez les « saints », toutes sortes de « maximes » qui ne disent pas autre chose que ce que dit Mme Guyon.
Mais ce qui avait été permis, encouragé par l'Église aux siècles antérieurs ne l'était plus dans cette France classique, qui se voulait sans ombre ni mystère, à l'image de ses sanctuaires à coupole. La « politesse » du siècle l'interdisait, en même temps que le pouvoir absolu, qui, successivement, avait abattu, avec toute la brutalité de l'ancienne Inquisition, la Réforme, le jansénisme, le molinisme, où le quiétisme déjà montre l'oreille.
La lutte du quiétisme est plus qu'une querelle de théologiens. En elle s'opposent toutes sortes d'antagonismes latents, et qu'elle a fait éclater : le triomphalisme de l'Église, représenté par Bossuet, et l'esprit même du christianisme, obligé à une vie clandestine ; la prétendue raison, discursive, cartésienne, opposée à l'intuition paulinienne ; en un mot, la nature et la grâce. De nos jours, Fénelon eût, sans nul doute, emboîté le pas aux progressistes, tandis que Bossuet eût été le plus farouche intégriste. Et c'est en quoi l'archevêque de Cambrai nous paraît, sur le plan religieux comme littéraire et social, tellement plus moderne que l'évêque de Meaux.