Carlo Goldoni
Acteur, auteur et metteur en scène de théâtre italien (Venise 1707-Paris 1793).
Naissance d'une vocation et premières œuvres
Dans ses Mémoires pour servir à l'histoire de ma vie et à celle de mon théâtre écrits en français, à Paris, de 1784 à 1787, Goldoni ne cesse d'invoquer les deux seuls « maîtres » qu'il se reconnaisse : le « théâtre » et le « monde ». Son œuvre tout entière- mais aussi bien sa vie- est faite de leur interprétation. À savoir non point une dialectique de l'art et de la vie, de la nature et de la culture, mais la rencontre de deux codes, celui de la vie en société et celui du théâtre, et l'échange de leurs pouvoirs de stylisation. Par rapport à la commedia dell'arte, la « réforme » goldonienne est moins une réforme humaniste (substituer les « caractères » aux « types », les « mœurs » aux « situations », et faire percer l'homme sous le masque) qu'une réforme « sociale » : faire coïncider le jeu social et le jeu théâtral, et, bien plus encore, donner à voir l'homologie de leurs rites. Plus concrètement (tout est infiniment concret chez Goldoni), la vocation théâtrale de Goldoni est née de la fascination exercée très tôt sur lui par le « monde du théâtre » : à treize ans, il est applaudi dans un rôle féminin au collège des Jésuites de Pérouse, et un des plus beaux épisodes des Mémoires raconte comment, à quatorze ans, pour aller retrouver sa mère à Chioggia, il s'enfuit du collège dominicain de Rimini sur la barque d'une troupe de comédiens. Dès lors, la vie de théâtre ne cessera de l'attirer comme la plus excitante des aventures, et même s'il entreprend sur les instances de son père des études juridiques à Pavie (1723) et s'il exerce à l'occasion son métier d'avocat, c'est vers le théâtre que le reconduisent immanquablement aussi bien ses penchants que les hasards les plus imprévus de sa carrière d'« aventurier honoré ». Surtout, le théâtre goldonien naît d'abord comme activité théâtrale : acteur, metteur en scène, scénariste, Goldoni commence par se plier à tous les genres et à toutes les techniques de la scène de son temps. La plupart de ses pièces ont été écrites sur la commande d'un imprésario ou pour prendre parti dans la polémique qui opposait alors la commedia dell'arte (et les « fables » de Carlo Gozzi), la comédie larmoyante (Pietro Chiari) et le théâtre littéraire prôné par les académies. Sa « réforme » est moins fondée sur une poétique que sur la progressive éducation du public et des acteurs. Ainsi s'explique que Goldoni n'ait atteint la pleine originalité de son art qu'au seuil de la cinquantaine, au terme de toute une « vie de théâtre ». Les débuts de Goldoni sont aussi féconds qu'éclectiques. De 1734 (début de sa collaboration avec l'imprésario Giuseppe Imer [1700-1758], à Venise et à Gênes) à 1738, il s'exerce tour à tour dans la tragédie (Belisario, Rosmonda, Griselda, Don Giovanni Tenorio, Rinaldo di Mont'Albano, Enrico re di Sicilia, Giustino), le mélodrame sérieux (Gustavo I re di Svezia, Oronte re de'Sciti, Statira), le mélodrame bouffe (Aristide, La Fondazion di Venezia, Lucrezia romana in Costantinopoli, et surtout l'intermède bouffe, où il découvre sa voie dans la caricature de la vie quotidienne à Venise : Il Gondoliere veneziano, La Pupilla, La Birba, Monsieur Petiton, L'Amante cabala. La première comédie proprement dite de Goldoni date de 1738 : Momolo cortesan (repris plus tard sous le titre L'Uomo di mondo, dont la grande originalité, par rapport aux canevas de la commedia dell'arte, consiste en ce que le rôle du protagoniste y est entièrement écrit ; innovation que Goldoni perfectionne dans Il Prodigo, La Bancarotta, jusqu'à La Donna di garbo (1743), première comédie entièrement écrite. À la même date, Goldoni doit fuir Venise et ses créanciers, et, après avoir mis son talent comique au service de l'armée espagnole alors engagée en Romagne dans la guerre de la Succession d'Autriche, il séjourne en Toscane (1744-1748), où il recommence à plaider, fréquente assidûment les académies « arcadiques » et revient à ses premières expériences de la commedia dell'arte avec Arlecchino servitore di due padroni (Arlequin serviteur de deux maîtres, 1745).
La réforme goldonienne
À la fin de 1747, il abandonne définitivement la profession d'avocat et accepte le contrat de cinq ans que lui offre l'acteur-imprésario Girolamo Medebach (1706-vers 1790) au théâtre Sant'Angelo de Venise. Il écrit sur mesure pour les principaux acteurs de la troupe : Tonin Bellagrazia, I Due Cemelli veneziani, La Vedova scaltra, L'Avvocato veneziano, L'Erede fortunata, L'Uomo prudente, Il Padre di famiglia, La Famiglia dell'antiquario, ainsi que La Putta onorata et La Buona Moglie, qui préfigurent la comédie larmoyante. Dès 1749, le Prologo apologetico le La Vedova scaltra atteste la pleine conscience que Goldoni a désormais acquise de l'originalité de sa « réforme », dont il expose concrètement les principes dans Il Teatro comico (1750), où, à travers les répétitions d'une comédie mixte (mi-canevas, mi-écrite), une troupe d'acteurs s'interroge sur les vertus de naturel et de simplicité du « nouveau jeu » théâtral, opposé à la raideur mécanique qu'impose l'improvisation de la commedia dell'arte. En 1750-1751, il relève avec succès le défi lancé par Chiari d'écrire seize comédies en une seule saison : Il Bugiardo, La Bottega del caffe, La Dama prudente, La Finta Malata, L'Incognita, L'Avventuriere onorato, Il Giuocatore, L'Adulatore, Il Poeta fanatico, Il Cavaliere di buon gusto, La Pamela, La Donna volubile, Il Vero Amico, Le Femmine puntigliose, I Pettegolezzi delle donne, Il Molière (première tentative goldonienne de comédie en vers), auxquelles succèdent, au cours des saisons 1751-1752 et 1752-1753, jusqu'au chef-d'œuvre de La Locandiera : La Castalda, La Moglie saggia, La Serva amorosa, Il Feudatario, I Puntigli domestici, La Figlia obbediente, Il Tutore. En 1753, Goldoni s'attache au théâtre San Luca, non sans couper son activité vénitienne de séjours à Bologne (1755), Parme (1756) et Rome (1758-1759). Au plus fort de sa polémique avec Carlo Gozzi et Pietro Chiari, il décide de rivaliser avec ce dernier sur son propre terrain, celui de la tragédie romanesque en vers, où il néglige personnages et rythme théâtral au profit de l'atmosphère et de l'exotisme : La Sposa persiana, Ircana in Julfa, Ircana in Ispahan, La Bella Selvaggia, La Peruviana, La Bella Giorgiana, La Dalmatina, il se risque aussi dans la tragédie classique : Enea nel Lazio, Gli Amori d'Alessandro Magno ; mais sans abandonner la comédie en prose : I Malcontenti, La Villeggiatura ; et dans ses « tabernaries », en dialecte, il restitue le mouvement perpétuel et choral des voix du menu peuple vénitien avec une grâce qui, en particulier dans Il Campiello, atteint à des effets d'une rare musicalité : Donne de casa soa, La Morbinose, I Morbinosi, Le Massere. À son retour de Rome, Gli Innamorati révèle le raffinement de sa psychologie amoureuse, ainsi qu'Un curioso accidente et La Donna di maneggio, tandis que, dans la trilogie de la « villeggiatura » (Le Smanie per la villeggiatura, Le Avventure della villeggiatura, Il Ritorno dalla villeggiatura), le thème amoureux est associé à la peinture bigarrée d'une société brillante et oisive. À l'exception de la trop édifiante Buona Madre, Goldoni ne donnera plus, de 1760 à 1762, que des chefs-d'œuvre : I Rusteghi (les Rustres), La Casa nova, Sior Todero Brontolon, La Baruffe Chiozzotte (les Querelles de Chioggia) et Una delle ultime sere di carnovale, allégorique adieu de Goldoni à Venise et à son public. Chefs-d'œuvre vénitiens, écrits en vénitien (sauf Le Baruffe, où le vénitien se mêle au dialecte des pêcheurs et des brodeuses de Chioggia), à la gloire du peuple de Venise, de sa joie de vivre et de sa civilité ; chefs-d'œuvre surtout de la poésie goldonienne, alors que Il Ventaglio (l'Éventail, 1764-1765) sera celui de la virtuosité.
L'époque parisienne
Las des polémiques de Gozzi et de Chiari, Goldoni accepte en 1762 de venir travailler pour la Comédie-Italienne à Paris, qu'il ne quittera plus. Les préjugés parisiens identifiant le théâtre italien à la commedia dell'arte obligent Goldoni à revenir aux expériences antérieures à sa « réforme ». Ses comédies et canevas d'alors (Il Matrimonio per concorso, les Aventures de Camille et d'Arlequin, Gli Amanti timidi, Arlequin dupe vengée ou Chi la fa l'aspetta, Il Genio buono e il genio cattivo) témoignent surtout de son incomparable habileté technique, qu'il pousse jusqu'à écrire directement en français le Bourru bienfaisant (1771) et l'Avare fastueux (1772). Après un séjour à la cour de Versailles en qualité de professeur d'italien de la princesse Adélaïde puis des sœurs de Louis XVI, il se retire à Paris, spectateur d'une ville qui l'amuse, le passionne et qu'il chérit presque à l'égal de Venise. Ultime expérience du « monde » qui conclut avec brio le « théâtre » de ses Mémoires.