George Sand
née Aurore Dupin baronne Dudevant
Femme de lettres française (Paris 1804-Nohant, Indre, 1876).
La bâtarde de bonne famille
Aurore Dupin, au nom bien roturier, descend de l'une des plus grandes familles d'Europe, les Königsmark – une famille où, par tradition, toutes les filles s'appelaient Aurore. Aurora von Königsmark épouse, à la fin du xviie s., Auguste de Saxe, et en a un fils, Maurice. Passé au service du roi de France, Maurice, mercenaire de luxe, lui donne sa nièce en mariage – ce qui apparente ainsi la future George Sand à la famille royale de France. Maurice de Saxe, grand soldat, grand libertin, fait à la jeune Marie Rinteau une fille, Marie-Aurore, qui épouse Claude Dupin de Francueil, un financier représentant des fermiers généraux en Berry, dont elle a un fils, Maurice, soldat de la République et de l'Empire. Dans un camp de l'armée d'Italie, ce dernier trouve une fille à soldats, Sophie Victoire Delaborde (« ma mère était de la race avilie et vagabonde des bohémiens de ce monde », écrira George Sand dans l'Histoire de ma vie), qu'il épouse, fortement enceinte d'une fille, dont elle accouche le 1er juillet 1804, et que l'on baptise Aurore, selon la tradition familiale. Quatre ans plus tard, le colonel Dupin se tue en tombant de cheval – laissant sa femme poursuivre ses galanteries à Paris, et la petite orpheline à Nohant, près de La Châtre, entre les mains de sa grand-mère Marie-Aurore Dupin de Francueil. Cette petite fille s'appellera, plus tard, George Sand.
Une jeune fille de bonne famille s'élève au couvent. Aurore entre, à Paris, dans celui des Dames augustines anglaises, dont elle sort à seize ans avec une solide connaissance de l'anglais, du goût pour les amitiés féminines et une religiosité diffuse, qui lui donnera toute sa vie une vision quelque peu quiétiste de Dieu – au grand dam de sa grand-mère, vraie femme du xviiie s., voltairienne jusqu'au bout des ongles. Rentrée à Nohant (1820), la jeune fille, belle brune aux grands yeux, s'habille volontiers en homme pour courir le lièvre, à cheval, et conquérir, en tout bien tout honneur, les jeunes gens du voisinage. Elle lit beaucoup : le Génie du christianisme, pour l'instinct de Dieu, puis tous les philosophes du xviiie s., contre-poison nécessaire, puis les grands génies des siècles précédents, de Virgile à Shakespeare. Rousseau enfin : elle apprend de lui la confusion savante des sentiments et de la vertu. Si le romantisme est le produit d'une compréhension partielle de Jean-Jacques et d'une lecture partiale de Chateaubriand, elle est, dès 1821, une vraie enfant du siècle.
Elle est mariée, tôt (1822 – elle a 18 ans), à Casimir Dudevant, un riche héritier (potentiel). Mari bien ordinaire, un peu goujat, un peu ivrogne, auquel elle donne très vite un fils, Maurice (1823). Elle racontera plus tard, dans le Roman d'Aurore Dudevant et d'Aurélien de Sèze, la vie peu exaltante qu'elle mène alors. Elle sait déjà – ce sera le sujet de plusieurs de ses romans – que si ses sens s'éveillent facilement, elle n'arrive jamais à une conclusion pleinement satisfaisante. Elle reste en suspens à deux doigts de la félicité…
Mal mariée mais bien aimée
En voyage dans les Pyrénées, à Cauterets, Aurore rencontre Aurélien de Sèze, vite amoureux d'elle :« Je sentis, au plaisir de l'écouter, qu'il m'était plus cher que je n'avais osé me l'avouer jusqu'alors : je m'en effrayai pour le repos de ma vie, mais je voyais dans ses sentiments tant de pureté, j'en sentais moi-même dans les miens, que je ne les pus croire criminels… » Selon la narration à peine romancée qu'elle fera plus tard de cette liaison, ils en restèrent à des liens platoniques – plus forts, au fond, qu'un adultère bien consommé (1825). Tous deux, lecteurs de la Nouvelle Héloïse, J. J. Rousseau, se prennent à rêver d'une amitié à trois et, dans un premier temps, Casimir ne s'y opposa pas. La première œuvre d'Aurore Dudevant est une confession générale adressée à son mari – qui lui sert surtout à énoncer leurs irréconciliables différences.
Aurore Dupin parlait peu en public, et George Sand guère plus, mais elle écrivait beaucoup : les 22 tomes de sa correspondance témoignent de chaque instant de sa vie, et surtout de la manière dont les détails du ménage finissent par devenir littérature. George Sand raturait fort peu ses manuscrits, parce que ses lettres lui en avaient fourni les brouillons.
Pour un temps, une correspondance passionnée circule entre Nohant et Bordeaux, où séjourne Aurélien. Cependant, Aurore, enragée de libéralisme, se mêle de politique locale, avec ce que la province a de plus beaux jeunes gens exaltés – se compromettant avec un jeune médecin, Stéphane Ajasson de Grandsagne, qu'elle rejoint à Paris. Elle en revient enceinte, d'une fille, Solange, que bonnes et mauvaises langues attribuèrent au joli médecin (1828). Elle n'a plus alors avec son mari que des relations de façade. À l'en croire (Histoire de ma vie), au plus beau de ses passions croisées : « Ce qui m'absorbait, à Nohant comme au couvent, c'était la recherche ardente ou mélancolique, mais assidue, des rapports qui peuvent, qui doivent exister entre l'âme individuelle et cette âme universelle que nous appelons Dieu (…). Il m'importait fort de chercher en Dieu le mot de l'énigme de ma vie, la notion de mes vrais devoirs, la sanction de mes sentiments les plus intimes. ».
Entre remords, ennui et goût de la vie, elle s'étourdit dans des activités qui fleurent bon la sublimation fantasmatique : « Accablée de désespoir et me sentant presque folle, je lançais mon cheval au hasard dans la nuit obscure… Il y avait un endroit du chemin sinistre pour ma famille. C'était à un détour, après le treizième peuplier ; mon père, à peine plus âgé que je ne l'étais alors, revenant chez lui par une sombre nuit, y avait été renversé sur place. Quelquefois, je m'y arrêtais pour évoquer sa mémoire et chercher, au clair de la lune, les traces imaginaires de son sang sur les cailloux. Le plus souvent, lorsque j'en approchais, je lançais mon cheval de toute sa vitesse et je lui lâchais les rênes en l'aiguillonnant à ce détour où le chemin se creusait et rendait ma course dangereuse… » (Journal intime).
Premiers romans, premiers succès
Paris s'offre une révolution (juillet 1830). Près de La Châtre, Aurore Dudevant rencontre Jules Sandeau, parmi d'autres libéraux – regard d'enfant battu, beaucoup de boucles blondes. Presque toujours attirée par les hommes au profil immature, Aurore résiste héroïquement quelques jours.
Ce personnage un peu falot est l'étincelle. Aurore quitte son mari et Nohant, part s'installer avec Sandeau à Paris (1831), cherche des recommandations par le clan berrichon de la capitale, contacte Henri de Latouche, journaliste dont le talent était de découvrir des talents, obtient par lui d'avoir la rédaction d'échos (des « bigarrures ») au Figaro. Sandeau et Aurore travaillent ensemble à un roman, Rose et Blanche, histoire d'une comédienne et d'une religieuse – signé J. Sand.
Le roman se vend bien, et elle se lance derechef dans l'écriture d'un autre ouvrage – seule. Le petit Sandeau se remet mal du régime Aurore – vraie tornade d'énergie, sans cesse entre Paris et Nohant, pour voir ses enfants, écrivant sans cesse, courant de droite et de gauche, jamais apaisée. Dès 1832, elle ramène à Paris sa fille Solange et un gros roman, Indiana. Par honnêteté, Jules refuse de signer un livre où il n'est pour rien. Aurore garde Sand, et invente George – orthographié à l'anglaise. À la parution du roman, la Caricature imprime un article élogieux :« Je ne connais rien de plus simplement écrit, de plus délicieusement conçu. » Son rédacteur s'appelle Balzac. Dans la Revue des Deux Mondes, Gustave Planche, l'effroi des auteurs en herbe, dit d'Indiana tout le bien qu'il pense. Sand est lancée. Buloz, le directeur de la Revue, lui propose une chronique régulière – 32 pages par semaine. Son éditeur lui réclame un autre roman – ce sera Valentine.
L'une et l'autre œuvre sont très proches de la vie d'Aurore Dupin. Dans Indiana, l'île Bourbon est l'idéalisation du Berry, les personnages des transpositions transparentes de son mari et de son amant – décevant tous deux la soif d'absolu de l'héroïne. Valentine est le premier des romans champêtres de Sand – roman politique qui fait du saint-simonisme appliqué, appelant à la fusion harmonieuse des classes. Dans les deux cas, la cible est le mariage.
Sand écrit sans cesse, de longues nouvelles (Métella, la Marquise). Sandeau est dépassé : « Tu veux que je travaille, lui écrit-il, je l'ai voulu aussi, mais je ne peux pas ! Je ne suis pas né comme toi avec un petit ressort d'acier dans le cerveau, dont il ne faut que pousser le bouton pour que la volonté fonctionne. »
Singulier aveu d'impuissance. Sand se lie avec la très célèbre Marie Dorval – la comédienne aimée de Vigny, qui, chaque soir, avec le rôle d'Adèle de l'Antony de Dumas père, fait pleurer le public – et trouve chez elle ce qu'aucun homme n'avait pu lui donner : « Je sens que je vous aime, lui écrit-elle, d'un cœur tout rajeuni, tout refait à neuf par vous. Si c'est un rêve, comme tout ce que j'ai désiré dans ma vie, ne me l'ôtez pas trop vite. Il me fait tant de bien ! »
On doit à cette époque à Vigny, jaloux des relations de sa maîtresse avec Aurore, un portrait parlant de Sand, dans son Journal d'un poète : « C'est une femme qui paraît avoir vingt-cinq ans. Son aspect est celui de la Judith célèbre du musée. Ses cheveux noirs et bouclés, et tombant sur son col, à la façon des anges de Raphaël. Ses yeux sont grands et noirs, formés comme les yeux modèles des mystiques et des plus magnifiques têtes italiennes. Sa figure sévère est immobile. Le bas du visage peu agréable, la bouche mal faite. Sans grâce dans le maintien, rude dans le parler. Homme dans la tournure, le langage, le son de la voix et la hardiesse des propos. ».
Quelques mois plus tard, Sand quitte Sandeau – trop peu satisfaisant, physiquement et intellectuellement (1833). Elle l'envoie – à ses frais – en Italie. Se brouille avec Balzac. Se rapproche de Sainte-Beuve. Et surtout elle écrit Lélia, « long aveu d'impuissance charnelle », résume André Maurois – qui donne justement ce titre à sa biographie de Sand, tant l'auteur et le personnage semblent proches, si proches que Sand elle-même censurera plus tard l'édition originale de 1833, où elle avait peut-être déversé trop de confidences :
« Je me sentais la poitrine dévorée d'un feu inextinguible, et ses baisers n'y versaient aucun soulagement. Je le pressais dans mes bras avec une force surhumaine et je tombais près de lui épuisée, découragée… Le désir, chez moi, était une ardeur de l'âme qui paralysait la puissance des sens avant de l'avoir éveillée ; c'était une fureur sauvage qui s'emparait de mon cerveau et qui s'y concentrait exclusivement. Mon sang se glaçait, impuissant et pauvre, durant l'essor immense de ma volonté. ».
Ce donjuanisme au féminin épouvanta quelque peu Sainte-Beuve, qui aimait à feindre le conformisme. Il plut fort à Dorval, et aux lectrices en général.
Don Juane rencontre alors Don Juan – en l'occurrence Prosper Mérimée. De leur brève étreinte nous savons tout, par une lettre du futur auteur de Carmen à son ami Stendhal : un lamentable fiasco. Sand, femme à hommes, était au fond plus inexperte que l'homme à femmes se l'imaginait – et Mérimée n'avait de goût ni pour les sentiments, ni pour la pédagogie.« Je me conduisis, à trente ans, comme une fille de quinze ans ne l'aurait pas fait », avouera-t-elle à Sainte-Beuve.
Sand et Musset
Tout change lorsqu'elle rencontre Musset, en cette même année 1833. Dandy, libertin, brûlant sa vie, « il n'était ni roué ni fat, se rappellera George, bien qu'il méditât d'être l'un et l'autre » (Elle et lui). Il lui écrit un poème à mettre dans la bouche de Sténio, le héros de Lélia. Et finit par avouer :« Je vous aime comme un enfant. » Il vient vivre avec elle, quai Malaquais.« Je suis énamourée, et cette fois très sérieusement, d'Alfred de Musset », dit-elle à Sainte-Beuve.
Sand a raconté leur liaison dans Elle et lui – de chacun de ses amants elle a fait un livre. Musset donna sa version dans la Confession d'un enfant du siècle (1836). Ce qui est sûr, c'est qu'elle fut l'homme du couple. Et que leur vie sensuelle ne fut pas une totale réussite : des années plus tard, Musset rédigera un roman érotique, Gamiani, transposition des impuissances de Lélia.
Ils partent en voyage à Venise : Musset, malade, hanté des hallucinations qu'il racontera dans la Nuit de Décembre et ailleurs, est longuement soigné par Sand et par un docteur, Pietro Pagello, qui devient l'amant de George : Musset rentre à Paris, Sand reste avec son beau docteur dans la cité des Doges, et rédige Jacques, qui laisse Balzac dubitatif et ironique :« Le dernier roman de Mme Dudevant est un conseil donné aux maris, qui gênent leurs femmes, de se tuer pour les laisser libres », écrit-il à Mme Hanska.
Journellement, elle écrit à Musset, le déchirant de détails – en toute amitié. Musset tirera de cette correspondance cruelle la matière de On ne badine pas avec l'amour – dont l'héroïne, Camille, a un prénom bien ambigu. Sand finit par rentrer à Paris, amenant dans ses bagages son bel Italien, lucide mais persuadé qu'il fallait aller jusqu'au bout du cinquième acte. Musset, toujours amoureux fou, écrit des lettres déchirantes, en s'amusant à Baden-Baden… Sand, revenue à Nohant, ne regagne Paris que pour renvoyer Pagello (1834). Elle recommence à vivre avec Musset – avant de rompre définitivement, parfaitement désespérée : « Ô mes yeux bleus, vous ne me regarderez plus ! Belle tête, je ne te verrai plus t'incliner sur moi et te voiler d'une douce langueur ! Mon petit corps souple et chaud, vous ne vous étendrez plus sur moi (…). Adieu, mes blanches épaules ; adieu, tout ce qui était à moi ! J'embrasserai maintenant, dans mes nuits ardentes, le tronc des sapins et les rochers dans les forêts, en criant votre nom, et quand j'aurai rêvé le plaisir, je tomberai évanouie sur la terre humide… » (Journal intime).
Chez Sand, désir et fantasme ne font qu'un, peut-être parce que la satisfaction du désir était pour elle un pur fantasme. Elle coupe ses cheveux, les envoie à Musset (Delacroix l'a peinte avec les cheveux courts, si surprenants à l'époque). Il y aura des réconciliations, plus douloureuses que des séparations. Enfin, en mars 1835, elle s'enfuit à Nohant pour mettre un point final à leur histoire.
Sand, la républicaine mystique
Elle y mène trois activités de front : la rédaction d'un roman de cape et d'épée, Mauprat, la séparation de corps, sur le plan légal, avec son mari (acquise en 1836), et la fréquentation, bientôt très intime, de Michel de Bourges, avocat, républicain farouche, disciple de Babeuf – Sand rentre en politique. Elle admire en lui le tribun, mais se contente mal de cet homme au physique ingrat : elle en fait le héros d'un roman, Michel, et le complète avec l'acteur Bocage (qui jouait Antony avec Dorval), et avec Charles Didier, jeune et beau Suisse, admirateur éperdu. Elle s'installe chez lui. De cette époque date l'édition expurgée de Lélia.
Elle a tout de même du temps à consacrer aux amis. Elle part rejoindre en Suisse Liszt et Marie d'Agoult. Elle aime se pelotonner sous le piano quand le musicien joue :« Vous savez que j'ai la fibre forte et je ne trouve jamais des instruments assez puissants », écrit-elle à Marie d'Agoult, quelque peu jalouse. Les Lettres d'un voyageur, entamées par Sand à Venise, rendent compte de cette intimité.
Politiquement proche du peuple, Sand s'associe alors à Lamennais et écrit gracieusement dans le Monde, le journal de l'abbé ; l'hyménée littéraire de cette « femme perdue » et du prédicateur breton fait jaser. Sand fait paraître dans la revue les Lettres à Marcie, où elle enseigne à une jeune fille pauvre le mépris des richesses et des mariages de raison, défendant au passage l'égalité des sexes dans l'amour : Lamennais suspend la publication de l'œuvre dans sa revue. Sand fait alors la connaissance (par Sainte-Beuve) de Pierre Leroux, philosophe fumeux prêchant un mysticisme humanitaire, l'immortalité collective (mais non individuelle) et l'égalitarisme entre les sexes. « Elle l'a poussé, plaisante le grand chansonnier Béranger, à pondre une petite religion pour avoir le plaisir de la couver. » Elle se sépare de Michel de Bourges et de Didier peu après. Elle écrit, en deux mois, les Maîtres mosaïstes. Sa mère, avec laquelle elle n'entretenait plus que des rapports épisodiques, meurt peu après (août 1837).
Les années Chopin
Balzac vint à Nohant. Il avait soutenu Sandeau contre Sand, rédigeait un roman sur leur aventure (il avoua une ressemblance entre Sandeau et le Lousteau des Illusions perdues), et obtint de Sand l'idée de Béatrix (1839), l'un de ses chefs-d'œuvre, où il a peint George sous les traits de Félicité des Touches/Camille Maupin – encore une fois un prénom ambigu servait à cerner la romancière.
Vint la rencontre avec Chopin (1837). Exilé, sensible, malheureux, polonais, c'était une proie idéale pour l'instinct maternel de Sand. Elle signifia son congé sentimental à Félicien Mallefille, un jeune créole, précepteur de son fils Maurice, et partit avec Chopin et ses enfants passer l'hiver 1838-1839 à Majorque. Confort spartiate et temps maussade, ce qui n'arrangea pas la phtisie du pianiste. Chopin composait cependant, George écrivait Spiridion, un roman métaphysico-mystique qui fleurait bon la philosophie de Leroux. Buloz supplia Sand, rentrée avec tout son petit monde à Marseille, de revenir sur terre et à son public : mais elle récidiva avec les Sept Cordes de la lyre – pastiche sans génie du Faust de Goethe.
Plusieurs années s'écoulèrent ainsi, Sand soignant Chopin, tous deux errant de Paris l'hiver à Nohant l'été, fréquentant acteurs (Bocage), artistes (Delacroix et Heine), et hommes politiques de gauche (Arago) – au grand dam de Chopin, aristocrate et conservateur. Sandeau publia un roman, Marianna (1839), qui faisait enfin le deuil de leur liaison. Henri de Latouche en publia un autre, Léo (1840), qui mettait en scène Sand à Nohant. Elle devenait un personnage.
Républicaine idéaliste, Sand publie le Compagnon du Tour de France, variation sur la réconciliation des classes, le Meunier d'Angibault, où une aristocrate ruinée se rapproche du peuple, puis Horace, histoire d'un ouvrier bijoutier magnanime, qui tenait de plusieurs des hommes de sa vie. « Elle est comme la tour de Nesle, plaisantait-on, elle dévore ses amants, mais au lieu de les jeter ensuite à la rivière, elle les couche dans ses romans. » Horace avait paru dans la Revue indépendante, qu'elle avait fondée pour soutenir les idées de Pierre Leroux. À La Châtre, elle avait créé l'Éclaireur de l'Indre – pour porter la bonne parole philosophico-politique à la province. Et elle raconta Chopin et Sand, transposés en roman (Lucrezia Floriani), s'absolvant avec magnanimité de toutes ses aventures.
Elle écrit également, à cette époque, plusieurs des idylles champêtres auxquelles on l'identifie trop souvent, la Mare au diable, Jeanne, le Péché de Monsieur Antoine, et François le Champi. Puis, pour améliorer ses finances, l'Histoire de ma vie, en dix volumes.
Chopin quitta Nohant en 1847, n'y revint plus, et les relations avec Sand s'estompèrent. La fille d'Aurore, Solange, était parvenue à les brouiller : sa mère en fera l'héroïne d'un roman, Mademoiselle Merquem, en 1867.
Sand, révolutionnaire réactionnaire
Sand, châtelaine et socialiste, s'immerge dans la révolution de février 1848, imposant la république à La Châtre et à Châteauroux. Ledru-Rollin la charge de composer le Bulletin de la République, dont elle devient la muse. Le n° 16 contient un véritable appel à l'émeute, qu'on lui reprochera longtemps. Elle admire Louis Blanc – qu'elle a portraituré dans le Piccinino. Mais la majorité rejette le coup d'État qu'il a manigancé avec Blanqui en avril 1848 – et l'on rend Sand responsable des désordres. La France, surtout la France provinciale, aspire à être gouvernée au centre. Le 15 mai, Barbès et Blanqui tentent une fois de plus de renverser cette république plus rose que rouge, et échouent. Des milliers de « patriotes » sont déportés. Sand, communiste et dégoûtée, rentre à Nohant et se remet à ses romans champêtres (la Petite Fadette, décembre 1848) – « comme le suc d'une plante bienfaisante » versé « sur les blessures de l'humanité ». Fin de la révolution.
Les amis disparaissent. Ajasson de Grandsagne, en 1847, Hippolyte Châtiron, l'année suivante, Marie Dorval, en mai 1949, puis Chopin, en octobre. Balzac en 1850. Jules Sandeau devient académicien. Sand, survivante et grand-mère, s'occupe de sa petite-fille, Nini – qui meurt de la scarlatine en 1855 : la romancière raconte immédiatement sa courte vie dans un long article… D'Italie, où elle était partie se consoler, elle ramène un roman, Daniela, que la censure impériale épingle pour anticléricalisme. Sand fait intervenir l'impératrice. En 1857 meurt Musset. Le passé s'envole. Sand écrit Elle et lui. Le passé revit.
Paul de Musset crut bon de répondre par Lui et elle, et Louise Colet, qui haïssait Sand, par Lui.
Sand revient sur ses illusions anciennes, et se fait le chantre du mariage et de la répression des désirs (Constance Verrier). Cela ne trompe personne. On la propose pour un prix de l'Académie, mais seuls Mérimée, Vigny et Sainte-Beuve votent pour elle. Thiers a le prix.
Les nouveaux romans sont de plus en plus des récits « à thèse ». Sand travaille avec Dumas fils, qui tire des pièces de ses romans, et, réciproquement, elle s'inspire du Mariage de Victorine pour écrire le Marquis de Villemer, dont le dramaturge tire une nouvelle pièce à succès.
D'aucuns, à la même époque, se gaussent de ce moralisme nouveau.« La femme Sand est le Prudhomme de l'immoralité », écrit Baudelaire dans ses journaux intimes.« Que quelques hommes aient pu s'amouracher de cette latrine, c'est bien la preuve de l'abaissement des hommes de ce siècle. » On n'est pas plus élégant.
Anticléricale, Sand n'est pas antireligieuse. Elle écrit Mademoiselle La Quintinie (1863), en réponse à la Sibylle d'Octave Feuillet, pour faire passer le message : la femme peut se passer des prêtres. Puis Valvèdre (1866), pour exalter l'esprit scientifique. En ces temps d'ordre moral, la dame de Nohant passe pour une dangereuse activiste. De l'Empire, elle n'aime rien, et regrette les emportements romantiques, ce fameux « mal du siècle » : « Peut-être notre maladie valait-elle mieux que la réaction qui l'a suivie ; que cette soif d'argent, de plaisirs sans idéal et d'ambitions sans frein, qui ne me paraît pas caractériser bien noblement la santé du siècle. ».
Noces blanches avec l'ermite de Croisset
Dans les années 1865, Flaubert devient le correspondant puis l'ami de Sand. Elle l'appelle « mon troubadour ». Il commence ses lettres par « Chère maître ». Il va chez elle, à Palaiseau, elle se rend à Croisset. Il justifie les peines infinies qu'il prenait à écrire :« L'idée coule chez vous largement, incessamment, comme un fleuve. Chez moi, c'est un mince filet d'eau. Il me faut de grands travaux d'art pour obtenir une cascade » ; elle se désole :« Quand je vois le mal que mon vieux se donne pour faire un roman, ça me décourage de ma facilité et je me dis que je fais de la littérature savatée. » Elle le renseigne sur 1848, pour l'Éducation sentimentale, alors en gestation. Ils ont des goûts communs pour les farces « hénaurmes ». Des haines communes – Thiers et « Badinguet » (Napoléon III). Et des deuils communs : « Nous nous verrons samedi, écrit Flaubert à sa grande amie, à l'enterrement du pauvre Sainte-Beuve. Comme la petite bande diminue ! Comme les rares naufragés du Radeau de la Méduse disparaissent ! » À peine si leurs vues sur la Commune, en 1870-1871, divergent quelque peu. Sand a gardé des nostalgies socialisantes, et Flaubert voue les révolutionnaires aux gémonies. Ils se réconcilient pour accabler le triomphe de Thiers. Sand arrive même, en 1873, à faire venir Flaubert cinq jours à Nohant – événement inouï dans la vie du solitaire de Croisset.
Sand ne cesse d'écrire : par contrat, elle doit produire deux à trois romans par an. Elle revient à ses idylles campagnardes (Marianne Chevreuse), à des thèmes rebattus d'enlèvement d'enfant (Flamarande et les Deux Frères). Et même un roman par lettres, genre désuet depuis bien longtemps, Albine Fiori, l'histoire d'une enfant naturelle née des amours d'un grand seigneur et d'une comédienne : Sand vieillissante remet ainsi à contribution ses aristocratiques ancêtres. Elle n'a pas le temps de le finir : une occlusion intestinale la tue le 8 juin 1876.
À son enterrement, Hugo a envoyé un message :« Je pleure une morte et je salue une immortelle… » Flaubert, tout en « pleurant comme un veau », selon sa propre expression, eut assez d'oreille pour trouver le discours de Hugo « très beau ».