Walt Whitman
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».
Poète américain (West Hills, Long Island, 1819 – Camden, New Jersey, 1892).
Sa vie et son œuvre s'identifient à la composition d'un seul grand recueil de poèmes, Feuilles d'herbes, repris, augmenté, édité neuf fois de 1855 à 1892, alliant autoportrait et portrait en miroir du monde. Pour Whitman, la poésie est un geste inaugural de création véritable : se nommer et nommer les choses, en un acte de révélation. Cette immédiateté du verbe et de l'attitude poétiques, qui font du moi le cœur de l'univers et de l'univers un vaste réseau d'objets et d'êtres, récuse dans un élan apparenté au transcendentalisme les conventions, mais offre une sorte de typologie chaotique : le titre du recueil effectue le rapprochement des divers, tandis que les poèmes esquissent la commune histoire du moi et du réel, histoire américaine et humaine. L'œuvre d'une vie se forme suivant la croissance existentielle même, parce qu'elle entend appartenir à la durée précaire de toute chose et de tout homme. L'œuvre et le poète sont ainsi proprement impériaux : Whitman s'affirme radical et démocratique et, par cette assertion, il légitime son attention au banal et au quotidien. L'attention, moyen de l'immersion dans le réel, assure le primat de l'écriture poétique de sorte que l'observation du réel équivaut à une méditation ; la poésie devient acte de connaissance dans le moment de l'énonciation et le poète enseigne les fruits de cette herméneutique. Cet impérialisme inclut la reconnaissance de l'autre, le lecteur, à la fois destinataire et égal du poète. Le « Chant de moi-même », plus long poème des Feuilles d'herbes et définition du projet poétique, ne distingue pas l'introversion d'un mouvement réversif : tout retour à la plénitude et à la vastitude du moi est découverte de la pérennité et de l'énergie du monde, évidence que le moi, dans sa différence, est entièrement pénétré de ce monde. L'impérialisme de l'écriture et du poète appelle l'égalité d'un processus associationniste et la confusion de la temporalité du moi avec le jeu du courant de conscience où sont convoqués tous les spectacles du monde. Lyrisme et autobiographie conduisent à la poésie de l'autoaffirmation et de la transformation. Se dire est discours rythmique et épique qui reprend les phases du temps des hommes et de l'univers : le poème peut être catalogue, apostrophe, mémoration, constat, mais surtout il continue d'avancer, action épique, mouvement d'énonciation inachevable, comme le moi qui s'y construit : l'individu Whitman, qui entend se donner entier dans ses Feuilles d'herbes, apparaît fragmenté, soumis à cette exploration et à l'indétermination de ses conlusions.
Or la vie de Whitman est la fable d'une telle identité hétéroclite. Marqué du radicalisme de son père, du quakerisme de sa mère, il quitte l'école à 11 ans, devient autodidacte – il lit Walter Scott, la Bible, Homère, Eschyle, Byron, Shakespeare. Dès 12 ans, il publie des articles. Il devient instituteur, fonde son propre hebdomadaire en 1838 (The Long Islander), entre en politique en 1840, reprend son métier de typographe, en même temps qu'il donne des nouvelles à la Democratic Review. De 1843 à 1848, il est rédacteur de plusieurs journaux de New York, puis devient directeur du Crescent à la Nouvelle-Orléans ; le voyage jusqu'à la Louisiane lui permet de découvrir l'espace continental et conforte une certitude : l'Amérique est la terre de l'avenir et du bonheur de l'homme. En 1849, il se retire chez ses parents ; en 1849-1855, il compose ses premiers poèmes. Pendant la guerre de Sécession, il soigne les blessés dans les hôpitaux de Washington, puis trouve un emploi de secrétaire de ministère. En 1873, frappé de congestion, il s'installe à Camden où il fait figure de patriarche. En 1879, il entreprend un long voyage dans l'Ouest, jusqu'en Utah et au Nevada. Il meurt en 1892 alors que la 9e édition des Feuilles d'herbes vient de paraître. L'entreprise poétique même est donc tardive. Elle a pour condition la lente maturation des influences intellectuelles, philosophie allemande, idéalisme carlylien, littérature orientale, transcendantalisme, radicalisme, romantisme, et quelques théories à la mode comme la phrénologie. Elle suppose, de plus, que la mission civique du journaliste échappe à l'expression didactique ou démonstrative et se confonde avec un lyrisme où la doctrine, souvent confuse, allie don de soi et interpellation. La préface de l'édition de 1855 des Feuilles d'herbes porte témoignage de cette métamorphose. L'entreprise whitmanienne est politique et éthique, stricte affirmation des droits et des pouvoirs de l'écrivain, exigence d'authenticité et notation de la loi du réel : « Il n'y a pas de supercherie, ni d'habileté, pas d'art ni de recette grâce auxquels il vous soit possible de mettre dans vos écrits ce que vous ne possédez pas en vous-même. (...) La qualité poétique fleurit, simple et sérieuse comme les lois du monde... »
Au centre des choses, le poète est donc voyant et prophète, porte-parole de quiconque et de Dieu, chantre de l'esprit cosmique et obsédé de la totalité. La parole poétique est et à l'image des objets du monde. Elle devient, comme l'objet, constante épiphanie et dessin de toutes les médiations. Cette esthétique est inséparable d'une politique et d'une métaphysique : égalité démocratique qui place en chacun les mêmes droits et répond, dans une forme d'anarchisme libertaire, à une vision panthéiste du monde. L'absolu poétique recèle ainsi une téléologie qui commande une langue à la fois incantatoire et descriptive, des images abstraites et des notations concrètes. À l'image de l'homme, les mots sont du monde, véritables présences objectales. Cette linguistique mystique place l'entreprise poétique au plus proche de l'oralité contre toute prosodie classique, fondant la forme nouvelle du verset whitmanien.