Victor Segalen
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».
Écrivain français (Brest 1878 – Huelgoat 1919).
Il connaît une enfance austère et difficile : une mère autoritaire, une école de jésuites, un amour malheureux (il doit rompre sur l'intervention de sa mère), une dépression nerveuse. Médecin de marine avec une thèse sur les Cliniciens ès lettres (1902), il témoigne, à travers son attention portée aux écrivains naturalistes (il obtient de Huysmans des documents de première main) et aux « névroses dans la littérature contemporaine », de sa passion secrète : écrire. Nommé à Papeete (1902), envoyé sur l'archipel de Tuamotu ravagé par un cyclone, il découvre non l'exotisme merveilleux des mers du Sud, mais la violence de la nature, la misère des indigènes, le délabrement de la culture polynésienne. Un séjour aux Marquises, trois mois après la mort de Gauguin, lui fait prendre conscience de la signification de l'exil du peintre : à quoi bon chercher des images et des couleurs nouvelles si on a broyé la réalité dont elles sont les signes. Les Immémoriaux, publiés en 1907 à compte d'auteur et sous le pseudonyme de Max Anely, vont ainsi tenter de retrouver la voix du peuple maori : le « parler ancien », celui de la joie et du rayonnement, s'oppose au « nouveau parler », celui du nouveau dieu « Ièsu Kérito ». Le drame qui soutient le récit est l'oubli profond du dire ancestral et son remplacement par des mots qui disent en fait la mort des dieux et celle de l'homme. Segalen, qui est rentré en France en 1905, n'achèvera pas l'Essai sur l'exotisme qu'il entreprend, mais il devient la curieuse caisse de résonance des voix secrètes qui cherchent à se faire entendre (Dans un monde sonore. Voix mortes, musiques maori, 1907). Il propose à Debussy un opéra sur Bouddha, mais le compositeur préfère le mythe d'Orphée (Orphée-Roi paraîtra en 1921, mais ne sera jamais mis en musique). Segalen apprend cependant le chinois et part en 1909, avec Gilbert de Voisins (Mission archéologique en Chine de Victor Segalen, G. de Voisins et J. Lartigue, 1923-1924), pour une vaste expédition en Chine : il y rencontrera Claudel, se lancera dans une grande randonnée à cheval mais ne pourra atteindre le Tibet. C'est à Pékin (où il soignera le fils du président Yuan Shikai) qu'il publie la luxueuse édition de Stèles (1912), qu'il commence les annales imaginaires du Fils du ciel et l'essai sur la culture chinoise Briques et Tuiles. C'est à Pékin aussi qu'il a rencontré en 1910 ce jeune Français mythomane (Maurice Roy) qui sera le héros de René Leys (1921). En 1914, Segalen organisera une mission archéologique qui découvrira, dans la région du haut Yangzijiang, des tombeaux et des sanctuaires inconnus, mais qui surtout sera à l'origine d'un des plus beaux récits de voyage, l'Équipée. De Pékin aux marches thibétaines (1921). Dans la confrontation permanente sur le terrain du réel et de l'imaginaire, Segalen « dépouille en esprit sa propre culture pour mieux sentir celle des autres », il met en place un « contre-humanisme » dont l'esprit transparaît dans son étude sur la Grande Statuaire chinoise, le poème sur le Thibet (1917), le recueil des Peintures (1916) et celui des Odes (1928), où il tente un renouvellement prosodique à partir de la métrique chinoise. Rentré en France en 1918, Segalen est trouvé mort au pied d'un arbre de la forêt de Huelgoat. Dans sa dédicace de Stèles à Debussy, il dit parler « du fond de la Chine et de moi-même ». La Chine, comme l'a remarqué Jouve, a été pour lui le lieu idéal de projection de sa vie psychique, de ses fantômes. Tout l'intérêt de ses voyages était dans leur retour. Retour sur lui-même. « L'exotisme, écrivait-il, est tout ce qui est autre. Jouir de lui est apprendre à déguster l'Autre. » Passé le plaisir, on se retrouve seul, comme sur les plateaux désertiques de Chine, comme sur l'atoll polynésien, comme dans la forêt bretonne, comme sur l'île de la page blanche.