Louis Poirier, dit Julien Gracq
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».
Écrivain français (Saint-Florent-le-Vieil, Maine-et-Loire, 1910).
Normalien, agrégé d'histoire, professeur au lycée Claude-Bernard à Paris, géographe de grande réputation dont les qualités se retrouvent dans son art du paysage, il est considéré comme un classique, alors que son œuvre développe les thèmes récurrents du surréalisme même s'il s'est toujours gardé d'appartenir au mouvement d'André Breton, à qui il a consacré un essai pénétrant en 1948.
Comme ses poèmes en prose (Liberté grande, 1947), son théâtre (le Roi Pêcheur, 1949) indique les sources majeures de son inspiration, puisant dans les légendes celtiques, transformant et réécrivant à son usage l'opéra de Wagner. Ses romans suivent une courbe ascendante, du moins personnel au plus autobiographique, tout en maintenant une grande distance, celle de la pudeur, à l'égard du lecteur.
Au Château d'Argol (1938) est le premier « travail de vacances » de l'auteur, lecteur précoce, mais tardif écrivain, jeté à corps perdu dans une belle coulée paroxystique qui met d'emblée en place l'univers gracquien à travers le primat du cadre – la Bretagne en l'occurrence – et de l'atmosphère sur l'intrigue. S'il emprunte la question du salut et de la damnation à Parsifal, le sujet à la Beatrix de Balzac, et certains thèmes à Poe, il reprend et transgresse tous les artifices du roman noir, ouvrant sur un merveilleux d'ordre surréaliste, privilégiant l'attente, la quête initiatique, la fusion du rêve et de la réalité. Le récit, développant de longues descriptions au style apprêté et au rythme musical, offre une version sombre des affinités électives et du jeu de doubles.
Les mêmes aspects dominent dans les récits suivants où l'effacement de la psychologie laisse place à la seule forme romanesque que le surréalisme pût tolérer, dépistant l'insolite, faisant vivre le décor, mettant au jour les forces telluriques du désir. Un beau ténébreux (1945), roman plus complexe que le précédant, relie étroitement poésie et imaginaire d'un lieu. Le narrateur y présente d'abord le journal de Gérard, un littéraire poursuivant une étude sur Rimbaud, passant ses vacances sur une plage bretonne, à l'hôtel des Vagues, où se trouvent rassemblés des personnages désœuvrés. Leur attente incertaine se cristallise avec l'arrivée du mystérieux, brillant et désespéré Allan qui captive les regards et les sentiments de tous, hommes ou femmes. Le récit du dénouement, nécessairement tragique, est reconstitué par le narrateur à l'aide de divers témoignages. Une atmosphère de cauchemar, où le rêve d'angoisse se mêle à l'incertain quotidien, met en scène, entre autres, l'un des thèmes familiers au surréalisme : comment un groupe réagit-il à la présence du démon, ou plus exactement, du désespoir absolu ?
Pour le Rivage des Syrtes (1951), Gracq refusa le prix Goncourt, fidèle à sa volonté de vivre loin des milieux littéraires officiels dont il avait dénoncé les méfaits dans un pamphlet l'année précédente (la Littérature à l'estomac, 1950). On y retrouve le climat des livres précédents : mystère, fascination, secret, quête des signes. À travers le thème de la guerre entre deux peuples, devenu mythe collectif, le récit associe le mouvement inéluctable de l'histoire à celui de la rêverie. Dans la principauté imaginaire d'Orsenna, prestigieuse et raffinée, mais engourdie et parvenue à l'ultime phase de son déclin, le narrateur Aldo est envoyé en observateur sur le rivage des Syrtes. Depuis plus de trois siècles, en effet, la principauté est en guerre avec le Farghestan, pays de civilisation plus fruste, mais dynamique, situé de l'autre côté de la mer. Les combats ont cessé depuis bien longtemps sans que la paix ait été signée pour autant. Torturé par le désir de connaître le Farghestan qui le fascine, Aldo rompt le tacite armistice en s'approchant plus que de raison des côtes ennemies, et ranime ainsi le conflit dont l'issue – non décrite dans le roman – ne laisse pas de doute. Dans un décor d'eaux dormantes, de palais vénérables et de déserts qui fait penser à une Venise des sables, à une atmosphère étouffante et morbide de décadence, l'imaginaire de Gracq s'articule sur une perspective universelle. La quête du « héros » et narrateur, dont l'action à la fois volontaire et marquée par le destin semble mener au terme inéluctable, la guerre, s'unit à un lent processus de décomposition, rendu par le paysage et la saison.
Avec Un balcon en forêt (1958), le drapé de l'écriture retombe au profit d'un phrase plus lisse, sondant la vacance de l'attente. L'intrigue se situe durant l'hiver 1939-1940 au commencement de la « drôle de guerre », dans l'imminence de la percée allemande dans les Ardennes. L'aspirant Grange est chargé de garder un blockhaus en pleine forêt d'Ardenne, dominant la Meuse, en compagnie de trois soldats paysans. Absence d'événements, atmosphère inquiétante de la forêt aiguisent la sensibilité du guetteur mélancolique, dont le point de vue poétique surplombe l'ensemble du paysage alentour. Grange rencontre Mona, une femme-enfant qui le séduit. Ils connaissent un amour profond, tandis que les hommes s'incorporent à la région et y prennent femme. Au printemps, les rumeurs de combats se rapprochent, la population civile est évacuée, les couples se séparent. L'offensive ennemie détruit la maison forte. Grange et l'un des hommes, blessés, s'échappent. En un style d'une froideur calculée, le texte réfléchit à la liberté que des individus ou des groupes peuvent maintenir au cœur de la tourmente.
La Presqu'île (1970), les Eaux étroites (1976) sont de brefs récits où domine une description vacillante, propre à piéger le réel. Le pamphlet la Littérature à l'estomac (1950, repris dans Préférences, 1961) dénonçait les facilités de l'époque, au nom d'une morale de l'écriture dont ses essais (Lettrines, 1967 ; Lettrines II, 1974) dégagent les principes, à propos d'une lecture, d'un voyage, d'un rêve, et que confirment les notes sur la littérature d'En lisant, en écrivant (1981).
Avec la Forme d'une ville (1985), puis Autour des sept collines (1988), Gracq inaugure une nouvelle phase de sa production, plus autobiographique, attachée aux lieux d'une géographie intime (Nantes, Rome) prolongée et recréée par l'imagination et la mémoire. Gracq ainsi démontre toute l'étendue de sa sensibilité à l'espace urbain et à la présence secrète de la nature au sein d'un univers de haute culture. Le fil biographique tend dès lors à se confondre avec une grande curiosité pour le monde et un recul critique considérable, un peu à la manière de son ami Ernst Jünger. Les Carnets du grand chemin (1992) et le recueil des Entretiens (2002) confirment le caractère sans doute achevé d'une œuvre rassemblée du vivant de son auteur en deux tomes de la Pléiade. Son attitude, à l'écart des rumeurs et des modes littéraires, a suscité un véritable mythe de l'écrivain, et si sa pudeur et sa discrétion naturelle n'offrent que peu de prise à ses biographes, en revanche, et selon son souhait sans doute, ses œuvres publiées ont donné lieu à une investigation critique imposante.