Henry Miller
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».
Écrivain américain (New York 1891 – Los Angeles 1980).
Négateur de l'Amérique, chantre de l'espace cosmologique, il dit sa propre généalogie, celle d'un être négatif, voué dès son enfance à la violence du monde américain dans les rues du Quatorzième District de New York. La vocation littéraire est précoce – inséparable de l'apprentissage de l'anglais chez un enfant issu d'une famille germanophone –, sa réalisation publique, tardive : Tropique du Cancer paraît en 1934. Ce délai est imputé aux tentations anarchistes, aux dénonciations du puritanisme et de l'affairisme nationaux, mais, avec Sexus, on découvre que l'écriture commence lorsque le monde et la femme ne sont plus disponibles en une ultime affirmation de l'individu. L'entreprise littéraire se définit dès lors comme l'effort pour passer d'une misère à une positivité de l'écriture, en un mouvement inévitablement existentiel. L'œuvre de Miller est une constante autobiographie, non pas un banal récit de la vie personnelle, mais une entreprise pour agrandir, au moyen de la lettre, le moi à la totalité du réel et inscrire le réel dans le moi. Elle s'ordonne en deux grandes trilogies : d'une part, Tropique du Cancer, Printemps noir (1936), Tropique du Capricorne (1939), et, d'autre part, la Crucifixion en rose, qui rassemble Sexus (1945), Plexus (1949) et Nexus (1960). Le récit de soi est aussi récit du monde, morphologie de la destruction et de la déqualification générale de l'époque contemporaine. Le témoin devient cette réalité ; il se conçoit comme l'œil du monde, médiateur fantasmatique de toute réalité. En ce mouvement, il refait sa vie et la redit : la généalogie est une manière de génétique. Miller se légitime à travers ses échecs ; l'écriture devient parole plénière, parce qu'elle fait entendre le « non » constant adressé à la contemporanéité, et qu'elle suggère, dans l'évidence des ruines personnelles et historiques, la solidarité de toutes les vies. Ainsi l'écrivain retrouve dans les mots de sa vie les mots qui appartiennent à tous et qui font de la généalogie le dessin générique de l'homme. L'exil parisien et l'érotique de Miller participent d'une dualité bénéfique : restaurer les signes de l'individualité sous l'aspect de l'impersonnel. La France de Tropique du Cancer et de Printemps noir est ce lieu où viennent mourir les âges et où l'écrivain apprend à récuser les mots caducs, pour enfin percevoir, à la manière de Cendrars, les terrains vagues de la modernité. Quant à la femme, elle est le signe d'une double épreuve : l'homme amoureux est soumis à une désindividualisation et à l'assertion de son identité dans la reconnaissance constante de l'autre et de son appel. Ruiner la femme, c'est la rendre à une manière d'impersonnel, et placer l'écrivain – l'homme – dans un projet schizoïde : il doit offrir l'image ostensive de lui-même et échapper à tout lien de réciprocité. Miller cherche ainsi un lyrisme objectif qui appelle le portrait de l'artiste en héros et en Christ, celui qui vit à la fois une passion mystique et l'orgie sexuelle, parce qu'il est au centre du monde, témoin et moyen de la synthèse cosmique (l'Œil cosmologique, 1939). La régression généalogique est donc l'occasion de fixer les pouvoirs de l'écrivain (Hamlet, 1939-1941).
Miller se sait monumental (le Colosse de Maroussi, 1941) et apte à redire l'Amérique sans que sa parole soit prisonnière de la stérilité nationale (le Cauchemar climatisé, 1945 ; Souvenirs, Souvenirs, 1947). L'œuvre se partage alors entre l'évocation de New York (Dimanche après la guerre, 1945) et celle, paradisiaque, de Big Sur (Big Sur et les oranges de Jérôme Bosch, 1955). Les essais (le Monde du sexe, 1940 ; les Livres de ma vie, 1952 ; Rimbaud, 1952) ajoutent à la mythologie de l'écriture, décelable dans les deux trilogies, une mythologie de la lecture et de la perception esthétique, miroir de la parole absente, celle que Miller n'a pu établir. Le portrait sexuel de la femme, l'analyse de l'œuvre d'Anaïs Nin, la correspondance échangée avec la jeune femme (et publiée en 1965) révèlent, chez Miller, la constante tentation de composer le livre de la femme sous le signe de la pétrification et de répéter, par l'involution mémorielle, le traumatisme de la originelle. La généalogie montre l'écrivain prisonnier de son propre souvenir et incapable de défaire l'égologie qui commande la légende de soi-même : l'impérialisme du moi impose à l'œuvre de se constituer comme une entité qui refuse toute reconnaissance des identités. Chaque manifestation du réel dit, par le jeu du négatif, l'immensité de l'abîme et de l'espace solaire, auxquels l'écrivain appartient indistinctement et qui fixent une démesure dont la maîtrise revient entièrement au créateur. L'œuvre de Miller est ainsi rigoureusement anthropocentrique. Le récit inspiré d'illustrations de Fernand Léger (le Sourire au pied de l'échelle, 1948), l'essai sur la peinture, Peindre, c'est aimer à nouveau (1960), les notations relatives aux peintres dans Virage à 80 (1973) montrent que l'écriture et la généalogie millérienne participent d'un déficit ineffaçable : l'écrivain est à la recherche de la prégnance du visible et identifie l'expression idéale à une lecture instantanée et absolue du réel. Les notations oniriques des deux trilogies, le récit de rêve Insomnia ou le Diable en liberté montrent que cette immédiateté et cette prégnance restent de l'ordre du fantasme et que, dans l'univers de la décomposition, seule la peinture peut atteindre cette réalité. Mythologie de la lecture et idéal de la peinture sont les conditions de l'écriture ; ils enseignent que, dans la misère du monde et de l'écriture, il y a encore la présence de l'objet, crédit fait à l'artiste et moyen de l'équanimité. Jours tranquilles à Clichy (1966) portait, dans son titre, l'attente permanente de cette sérénité, autrement lisible dans l'imaginaire oriental de Miller et dans l'autoanalyse que présentent les correspondances avec Lawrence Durrell (publiée en 1963) et Wallace Fowlie (publiée en 1975).