Frédéric Sauser, dit Blaise Cendrars
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».
Écrivain français (La Chaux-de-Fonds, Suisse, 1887 - Paris 1961).
L'œuvre de Cendrars a longtemps été lue dans l'unique perspective mytho-biographique que l'auteur avait lui-même construite : une vie de bourlingueur roublard ayant tout vu, tout lu, toujours prêt à faire le coup de poing. Sa bibliographie elle-même s'ouvre sur un texte mythique, publié en russe à Moscou en caractères blancs sur fond noir (1909), qui ne figure au catalogue d'aucune grande bibliothèque. La découverte et la publication récente de cette rarissime plaquette, la Légende de Novgorode (Fata Morgana, 1996), n'a pas convaincu tous les critiques. Certains parlent de forgerie... Le pseudonyme tout feu tout flamme (braise, cendre, art, ars) place dès 1911 l'écrivain sous le signe du Phénix. Mêlé à l'avant-garde artistique et littéraire du Paris de 1912, Cendrars s'impose rapidement comme un des poètes les plus puissants de sa génération (les Pâques, 1912 ; Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, qu'il compose à partir des souvenirs d'un voyage fait en Russie dix ans plus tôt, un « livre simultané » qui se déroule sur un dépliant de deux mètres de long, illustré par Sonia Delaunay : texte et graphisme, langage et formes constituent un tout perçu, d'un seul regard. Poésie « brute », tout entière dans l'événement, mais transfigurée par un regard artiste : d'un même mouvement, le poète reprend au reporter et au peintre « leur bien » ; le Panama ou les Aventures de mes sept oncles, 1918 ; Dix-neuf Poèmes élastiques, 1919 ; Kodak, 1924, devenu Documentaires par la suite ; Feuilles de route, 1924 ; Sud-Américaines, 1926). Issu du symbolisme de la deuxième génération, Cendrars s'affirme comme l'un des plus grands représentants de l'esprit nouveau en poésie avec son travail sur l'espace du monde entier comme sur l'espace de la page, par le biais d'un déferlement d'images brutes qui usent volontiers de l'instantané verbal. Pourtant il rompt avec la poésie en 1926, publie des grands reportages (Panorama de la pègre, 1935 ; Hollywood, la Mecque du cinéma, 1936), des essais (Aujourd'hui, 1931), une compilation (Anthologie nègre, 1921), des contes (Petits contes nègres pour les enfants des Blancs, 1928 ; Comment les Blancs sont d'anciens Noirs, 1930) et des arguments de ballets (la Création du monde, 1923). Trois recueils de « choses vues » (Histoires vraies, 1937 ; la Vie dangereuse, 1938 ; D'Oultremer à indigo (1940) entraînent le lecteur dans un tourbillon d'anecdotes étonnantes. Cendrars se pose alors en globe-trotter revenu de tout. Deux brefs romans construisent la biographie épique de personnages réels qui ont connu des destinées exemplaires. Suter dans l'Or (1925) et Galmot dans Rhum (1930) sont des aventuriers et des rêveurs, des fondateurs utopiques d'empires éphémères et les victimes de sombres machinations. Le général Johann August Suter meurt ruiné par la découverte, en 1848, de l'or sur les terres de sa Nouvelle Helvétie californienne. Le planteur Jean Galmot meurt assassiné à cause de son attitude émancipatrice à l'égard de populations alors colonisées. Moravagine (1926), le Plan de l'aiguille et les Confessions de Dan Yack (1929) relèvent en revanche de la pure fiction. Moravagine brosse l'inquiétante figure d'un étrange personnage, un « grand fauve humain », que le narrateur, aliéniste, suit fasciné dans ses vagabondages meurtriers. Le Plan de l'aiguille et les Confessions de Dan Yack se présentent comme une « débauche de l'imaginaire » allégorique, voire métaphysique. Le millionnaire anglais Dan Yack offre une retraite d'une année dans une île antarctique à trois artistes : un poète, un sculpteur et un musicien. Ces derniers, à qui une totale liberté de création est offerte, finissent par mourir d'impuissance. L'aventure, qui se donne l'univers entier pour toile de fond, devient alors l'itinéraire intérieur d'un être qui n'écrit que pour se (re)trouver plus que la narration d'événements – réels ou fictifs – survenus à des têtes brûlées. Dan Yack, terrassé par l'ennui, désenchanté, se retrouve finalement seul dans un appartement vide. Les éléments biographiques (ou pseudo-biographiques) abondent dans les poèmes et les récits de Cendrars. Une nuit dans la forêt (1929), « premier fragment d'une autobiographie », et Vol à voile (1932), « récit autobiographique », construisent une vie imaginaire de l'auteur à la mesure de ses désirs. Cendrars y réinvente sa vie et livre à son lecteur la fonction métaphorique de son écriture : « car, comme d'un briquet biscornu peut jaillir une étincelle précaire, mais suffisante pour déclencher un incendie dans un milieu approprié, cette simple boutade d'ivrogne suffit pour ravager mon adolescence et me brûler toute la vie. » Engagé volontaire de la Grande Guerre (il a perdu son bras droit en Champagne en 1915), Cendrars, replié dans le Midi lors de la Seconde Guerre mondiale, n'écrit plus jusqu'à ce que, dans sa solitude, il prenne feu à nouveau. On assiste alors au débordement d'un flux verbal qui charrie pêle-mêle souvenirs, anecdotes, récits de guerre, méditations, au gré d'une écriture parfaitement maîtrisée qui se plie à toutes les exigences – de la minuscule section d'un seul mot parfois à la phrase qui se développe sur plusieurs pages. L'Homme foudroyé (1945), la Main coupée (1946), Bourlinguer (1948) et le Lotissement du ciel (1949) parachèvent avec brio la saga mytho-biographique. Cendrars se raconte encore une fois, truffant ses récits de savoureuses « notes pour le lecteur inconnu ». Il anime un univers de personnages, célèbres ou inconnus, qui s'intègrent à un récit dont il reste le foyer central. L'auteur a l'habileté de laisser l'impression qu'il ne dit pas tout, qu'il garde par devers soi la matière nécessaire à l'élaboration de ces fameux « 33 volumes en préparation » régulièrement annoncés en tête de ses ouvrages jusqu'au dernier (Trop, c'est trop, 1957). Tout l'univers cendrarsien se retrouve dans ces maîtres-livres : la guerre, les hommes, le voyage, les rencontres, les repas et la boisson, l'écriture, le goût de la lecture, l'action et la contemplation. Cette somme d'apparence auto– biographique couronne une œuvre au centre de laquelle le « je » se trouve presque constamment inscrit. Depuis les années 1970, les écrits de Cendrars ont fait l'objet d'un renouveau de l'approche critique. On réalise désormais que chez Blaise Cendrars, qu'on a longtemps présenté comme uniquement préoccupé par l'écriture du monde, le texte a été largement déterminé par le monde de l'écriture.