sophiste
Des « parias » ?
Sophiste est le nom que se sont donné un certain nombre de penseurs grecs du ve siècle av. J.-C. Longtemps, les sophistes furent considérés comme les parias de la pensée antique. Plusieurs raisons expliquent ce discrédit. Leurs œuvres étant pour la plupart perdues, ils souffrirent d'abord d'être essentiellement connus par les Dialogues de Platon, où ils apparaissent sinon toujours en mauvaise posture, du moins systématiquement dans la position des adversaires de Socrate, porte-parole de l'auteur et sage légendaire.
Mais les sophistes ne sont pas seulement les perdants dans les œuvres de Platon ; ils sont plus généralement les perdants de l'Histoire : la pensée antique classique, celle de Platon et d'Aristote, peut en un sens être considérée comme celle de la défaite des sophistes et les fait apparaître, par contraste, comme les adversaires de « la » philosophie, voire de « la » morale ou de « la » science. Ajoutons enfin que le curieux destin du mot « sophiste » leur fut défavorable : le nom, adopté par Protagoras, se distinguait mal à l'origine de ses voisins sophos (sage, savant) et philosophos. Il signifiait quelque chose d'aussi vague que « maître », celui qui sait et sait transmettre ce qu'il sait. Mais Platon le prend le plus souvent en mauvaise part, non seulement parce qu'il a à cœur de réfuter certaines de leurs thèses, mais aussi parce que, par habileté littéraire, il dissimule souvent derrière les noms de tel ou tel sophiste « historique » certains de ses propres adversaires de l'heure, par exemple Antisthène, inspirateur des cyniques, ou tel ou tel des « mégariques ».
C'est autant à la faveur de cette dernière confusion qu'à l'art de débatteur propre aux « vrais » sophistes que « sophiste » a fini par désigner un disputeur de mauvaise foi, et « sophisme » un raisonnement fallacieux. Signalons cependant un des curieux retournements de la valeur du mot : un important mouvement littéraire des iie et iiie siècles apr. J.-C. (dont le plus célèbre représentant est Aelius Aristide) s'est lui-même placé sous le signe de la sophistique ancienne, et notamment de la rhétorique de Gorgias. Les historiens modernes ont désormais coutume de parler de « seconde sophistique » pour désigner ce mouvement et l'opposer à l'« ancienne sophistique », la seule dont il sera question ici.
Les principaux sophistes
Protagoras d'Abdère (485 ? - 411 ?) ; Gorgias de Leontium (487 ? - 380 ?) ; Prodicos de Ceos (465 ? - ?) ; Thrasymaque (deuxième moitié du ve siècle) ; Antiphon d'Athènes (deuxième moitié du ve siècle) ; Hippias d'Elis (deuxième moitié du ve siècle).
Les premiers « intellectuels »
Hegel est le premier philosophe à avoir accordé aux sophistes une place centrale, et pas seulement négative, dans l'histoire de la pensée grecque. Mais Grote, en 1850, est considéré comme le premier historien de la « réhabilitation ». Celle-ci s'explique aussi : si l'histoire de la pensée classique marque la défaite des sophistes, celle de la pensée moderne semble celle de leur victoire. La méfiance à l'égard de la métaphysique, l'interrogation sur le pouvoir du langage et le langage du pouvoir, la substitution de la question du sens à celle de la vérité, l'amoralisme et le rhétorisme sont autant de raisons qui font des sophistes nos proches. Ajoutons que les historiens ont jadis dégagé l'importance de la sophistique dans le mouvement général des Lumières du ve siècle, dont l'influence s'étendit aux plus éminents politiques (Périclès), historiens (Thucydide) ou dramaturges (Euripide), voire philosophes, comme Socrate, dont la méthode d'investigation et les préoccupations éthiques et politiques doivent beaucoup plus aux sophistes qu'aux philosophes-physiciens présocratiques. Les sophistes furent ainsi les premiers - et parmi les rares - « intellectuels » de l'Antiquité.
Des éducateurs de profession
Les sophistes ne forment toutefois pas une école. Si certains thèmes les rapprochent parfois, leurs thèses les éloignent souvent. Leur vraie communauté est celle de leur pratique. Trois traits permettent de la définir. Ils se déclarent d'abord éducateurs. Qu'enseignent-ils ? Tout. Ils forment à l'humanité totale, de trois façons possibles. Soit en enseignant, au titre de la « vertu politique », à être l'homme accompli, c'est-à-dire le meilleur citoyen : dans une démocratie, en effet, on ne naît pas chef, on le devient, et la vertu s'enseigne. Soit en enseignant le moyen universel de tout maîtriser, l'art de parler de tout à tous, la rhétorique, récemment inventée en Sicile par Corax et Tisias : car en démocratie on n'impose rien, on persuade. Soit, tout simplement, en enseignant tous savoirs sur toutes choses (encyclopédie), puisque être citoyen, dans une démocratie directe, c'est avoir compétence universelle dans tous les domaines. Ces trois manières de former l'homme universel correspondent respectivement à l'enseignement de Protagoras, de Gorgias et d'Hippias.
Deuxième trait commun à leur pratique : le professionnalisme. Ce sont en effet les sophistes qui fondèrent la profession de professeur salarié, et ce fait scandalisa davantage les contemporains que leurs thèses elles-mêmes : les aristocrates les accusaient d'offrir ainsi à n'importe qui la culture qu'ils jugeaient devoir être réservée à quelques-uns, tandis que les démocrates leur reprochaient de réserver à quelques-uns ce qui devait être acquis par tous. La rémunération de l'enseignement fut à ce point associée au sophiste qu'au ive siècle « faire le sophiste » finit par signifier : faire payer ses leçons. Mais si leurs honoraires, souvent élevés, prêtaient à médisance, il semble que les sophistes eux-mêmes en revendiquèrent la nécessité et la théorisèrent dans des traités, un peu à la manière des psychanalystes.
Troisième trait qui rassemble les sophistes : leur vocation interurbaine. Presque tous hors venus, ils sont généralement des étrangers à Athènes, où ils ne font que des séjours obligés. Porteurs en conséquence d'une politique panhellénique, leur cosmopolitisme prend souvent une forme institutionnelle dans les missions officielles qui leur sont attribuées : à Protagoras, Périclès confie le soin d'élaborer la législation de la colonie grecque de Thyrium ; Gorgias, Prodicos et Hippias se voient investis de charges d'ambassadeur ; la présence de sophistes est requise dans tout concours panégyrique panhellénique. La thématique commune des sophistes est souvent l'écho de leur pratique commune d'éducateur salarié itinérant. La relativité des mœurs et des valeurs, dont leur nomadisme est porteur, a un effet critique général dans les domaines de l'éthique (où est le bien ? où est le mal ? n'est-ce pas plutôt ce qui est socialement utile ou nuisible ?), de la connaissance (où est le vrai ? où est le faux ? n'est-ce pas ce qui paraît tel à chacun ?), des valeurs sociales (critique des préjugés inégalitaires et même, semble-t-il, de l'institution de l'esclavage, fait exceptionnel dans l'Antiquité) et religieuses : les traditions mythiques sont soumises à l'interprétation (les sophistes sont les premiers herméneutes), les traditions théologiques sont mises en doute, parfois jusqu'à l'athéisme, autre fait rarissime dans l'Antiquité.
Une part importante de ces critiques se fonde sur l'opposition du nomos (loi, convention) et de la physis (nature), qui ne préjuge d'ailleurs en rien de celui des deux termes qui est ainsi qualifié ou disqualifié : certains s'appuient sur la variabilité du conventionnel pour valoriser le naturel (Antiphon, par exemple, pour qui « les impératifs de la nature sont nécessaires » et « nous sommes tous par nature en tous points semblables, aussi bien barbares que Grecs ») ; d'autres s'appuient sur le caractère humain et utile de la loi pour la valoriser, comme tous ceux qui, à l'instar de Protagoras, décrivent l'histoire de l'homme comme un progrès.
Cette thématique commune n'exclut donc pas les oppositions ni évidemment les personnalités. Deux d'entre elles peuvent plus particulièrement retenir l'attention.
Protagoras : « l'homme est la mesure de toutes choses »
Protagoras est non seulement le premier et le plus célèbre des sophistes, mais un des grands « phares » de la pensée grecque antique, une des pensées auxquelles ne cessent de s'affronter Socrate, puis Platon et Aristote. Originaire d'Abdère, la cité du « physicien » Démocrite, il fit plusieurs séjours à Athènes, dont le dernier, en 411, fut marqué par son procès pour impiété (« Des dieux, disait-il, je ne peux savoir ni s'ils existent ni s'ils n'existent pas, ni quel pourrait en être l'aspect »), à la suite duquel il périt dans un naufrage. De ses nombreuses œuvres, il ne nous reste que de maigres fragments (dont le plus célèbre, « l'homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont comme elles sont, de celles qui ne sont pas comme elles ne sont pas ») et des témoignages, notamment de Platon, qui, outre le dialogue cité et de nombreuses allusions, discute longuement sa doctrine de la connaissance dans le Théétète. Aristote, quant à lui, lui consacre une bonne partie du livre IV de sa Métaphysique.
La pensée politique de Protagoras est originale et fonde rationnellement la pratique grecque de la démocratie sur la nécessité, également partagée à l'origine, de la vie commune. On en aura une idée par son récit du mythe de Prométhée dans le Protagoras. Son relativisme, selon lequel il n'y a pas d'autre vérité que celle des apparences et des opinions, peut être considéré comme le reflet de sa pensée politique. Penseur tragique (« il y a, disait-il, sur toute question, deux arguments en opposition »), il pratiqua et codifia l'art de la joute dialectique, telle qu'on en lit l'effet dans les dialogues de Platon ou dans les Topiques d'Aristote.
Gorgias : théorie et pratique du langage
Gorgias appartenait à la même génération. Il tenait de sa Sicile natale ses dons de rhéteur qu'il mettait en pratique dans des discours d'apparat au style fleuri (les « gorgianismes ») et plaçait son enseignement sous le signe de l'art et de la théorie du langage : il n'avait en effet que mépris pour les professeurs de « vertu ». Le langage est pour Gorgias le maître des maîtres, celui par lequel on s'assure le pouvoir sur toutes choses (toutes choses sont dicibles et toute science est faite de discours) et sur tous hommes – puisqu'il agit sur l'âme comme une drogue sur le corps, au moyen de la merveilleuse persuasion. Pour Gorgias, en effet, dire c'est faire. Le langage ne révèle pas l'être, il est l'être par quoi les choses deviennent humaines, c'est-à-dire politiques et contradictoires.
De ses écrits, dont beaucoup étaient de circonstance (discours-exhibitions par exemple), il nous reste surtout deux versions d'un étonnant Traité du non-être où, prenant au pied de la lettre les thèses de l'école éléate, il en prend le contre-pied et montre implacablement que l'être n'est pas ; que s'il était, il serait inconnaissable ; et que s'il était connaissable, il serait indicible. L'influence de Gorgias fut considérable, même sur certains « socratiques ». C'est à eux plus qu'à lui qu'il faut faire remonter l'assimilation de la sophistique et de l'éristique (art de la controverse), dont nous sortons à peine.