Yves Saint Laurent : un point c'est tout
S'exprimant symboliquement devant les journalistes le lundi 7 janvier 2002 au 5, avenue Marceau à Paris, siège historique de sa maison de couture, Yves Saint Laurent a annoncé sa décision de mettre fin aux activités de l'entreprise qu'il a créée il y a quarante ans.
Le visage grave, la voix chargée d'émotion, le couturier s'est borné à lire – sans quitter son texte des yeux – un communiqué dans lequel il a dit « adieu à ce métier (qu'il) a tant aimé ».
Après avoir remercié ses maîtres Dior, Schiaparelli ou Chanel, il a affirmé être « très fier que les femmes du monde entier portent des tailleurs-pantalons, des smokings, des cabans, des trench-coats ». Avouant être passé « par bien des angoisses, des enfers », il a « connu la peur et la terrible solitude. Les faux amis que sont les tranquillisants et les stupéfiants. La prison de la dépression et celle des maisons de santé. De tout cela, un jour, je suis sorti, ébloui mais dégrisé ». Yves Saint Laurent a conclu par un « Je ne vous oublierai pas », avant de quitter la salle acclamé par l'assistance debout.
La fin d'une génération de couturiers
Pierre Bergé, le P-DG d'Yves Saint Laurent Haute Couture, assure que le retrait d'Yves Saint Laurent est le fait de « sa volonté seule ». Une manière de démentir tout conflit avec le propriétaire de la maison de haute couture François Pinault et de confirmer les propos d'Yves Saint Laurent : j'ai voulu « remercier également M. François Pinault et lui exprimer ma gratitude pour me permettre de mettre harmonieusement un point final à cette merveilleuse aventure et qui a cru comme moi que la haute couture de cette maison devait s'arrêter avec mon départ ». Un départ qui marque la fin d'une génération de couturiers, alors que la haute couture, appellation exclusivement parisienne, a perdu la moitié de ses adhérents depuis une dizaine d'années, passant de 24 en 1987 à 11 aujourd'hui, avec la défection d'YSL. Le dernier officiellement agréé est Jean-Paul Gaultier, à l'automne 2001 : Pierre Bergé estime que « la haute couture vit ses derniers jours. La haute couture est faite pour accompagner un art de vivre qui a connu son apogée avant la guerre et après la guerre, qui a connu grâce à Christian Dior, Chanel et Saint Laurent un renouveau considérable, mais cet art de vivre n'existe plus ». La cessation de l'activité d'YSL entraîne une recomposition de l'activité d'une maison qui emploie quelque 150 personnes après l'éclatement du groupe en deux entités en 1999. Depuis, Yves Saint Laurent Couture, qui regroupe le prêt-à-porter et les parfums, est la propriété de Gucci (détenu à 53,2 % par Pinault-Printemps-Redoute, contrôlé par François Pinault via sa holding Artémis). Yves Saint Laurent Haute Couture, présidé par Pierre Bergé, est la propriété d'Artémis. La dégradation des relations entre les actuels propriétaires de la griffe et les fondateurs historiques de la maison de haute couture et l'opposition de style entre le couturier Yves Saint Laurent et l'Américain Tom Ford, créateur du prêt-à-porter Saint Laurent Rive Gauche, étaient les raisons avancées pour expliquer le départ du maître.
Le maître de couture
L'aventure YSL a débuté en 1954. Cette année-là, Yves-Mathieu Saint Laurent, né dix-huit ans plus tôt à Oran, est récompensé par le Secrétariat de la laine. L'année suivante, il rejoint les studios de Christian Dior en tant qu'assistant-modéliste. Dès 1957, il succède à celui qu'il considère comme son « maître », décédé brutalement. Sa première collection, chez Dior, en 1958 est un succès. Quatre ans plus tard, en 1962, Yves Saint Laurent et Pierre Bergé créent leur propre maison de couture. La réussite est immédiate : le pantalon féminin pour le jour s'impose. En 1968, année symbolique, la saharienne constitue une nouvelle étape révolutionnaire pour ce couturier qui se targue d'habiller les femmes avec des vêtements d'homme, leur donnant alors la liberté et l'aisance qui leur fait défaut pour gravir les échelons du pouvoir. Très ouvert par ailleurs sur le monde de l'art, Yves Saint Laurent crée une multitude de décors et de costumes pour des spectacles, des pièces de théâtre et des films. L'actrice Catherine Deneuve, avec laquelle il collabore souvent, devient son ambassadrice de cœur. Héritier du style Chanel et légataire artistique de Christian Dior, Yves Saint Laurent est élu en 1972, déjà, « plus grand couturier du monde » par le magazine américain Harper's Bazaar. C'est qu'il a osé bouleverser la mode en accompagnant l'émancipation de la femme, voire celle d'une époque. Abolissant la stricte frontière séparant le vêtement de l'homme et celui de la femme, il a « inventé » le style androgyne dédié à la femme avec son fameux tailleur-pantalon ou son smoking féminin, fixant avant tout le monde les canons précurseurs de la mode unisexe. Le tailleur-pantalon, mais aussi la robe trapèze, la saharienne, le caban, les transparences jalonnent un parcours couronné de succès où le couturier a libéré la mode et bousculé les conventions. En 1983, le couturier entre dans le Petit Larousse et le Metropolitan Museum de New York lui consacre la rétrospective la plus importante jamais accordée à un couturier de son vivant : « Yves Saint Laurent : vingt cinq ans de création ». Mais le créateur révolutionnaire tire, avec classe, sa révérence à soixante-cinq ans. « Je n'ai qu'un regret, ne pas avoir inventé le jean... », a-t-il dit un jour. « Chanel a libéré la femme, Saint Laurent lui a donné le pouvoir », affirme Pierre Bergé. Il a permis « aux femmes de conquérir ce que la société réserve le plus souvent aux hommes : la liberté et l'assurance que donne le vêtement ».