L'état se salit les mains en Corse
L'incendie criminel d'une paillote illégale au sud d'Ajaccio le 20 avril met en cause un groupe de gendarmes d'élite sous les ordres du préfet Bernard Bonnet. Ce dernier, qui avait été appelé au lendemain de l'assassinat du préfet Erignac pour rétablir l'État de droit en Corse, est mis en examen et incarcéré pour ses responsabilités dans une bavure qui entretient un climat délétère dans l'île.
Dans la nuit du 19 au 20 avril, un incendie criminel réduit en cendres la paillote Chez Francis sur la plage de Cale D'Orzu, au sud d'Ajaccio. Un fait divers banal dans cette Corse qui a connu tant de « nuits bleues » en vingt-cinq ans... N'étaient les indices troublants laissés par les pyromanes sur les lieux du sinistre, trahissant leur appartenance au camp des gendarmes plutôt qu'à celui des voleurs, comme voudrait le faire croire pourtant ce tract négligemment abandonné, désignant le propriétaire du restaurant, Yves Féraud, comme « une balance des flics », n'étaient aussi ces brûlures, qui accusent sans équivoque l'un des incendiaires et avec ceux-ci le GPS (Groupe peloton sécurité), unité spéciale de la gendarmerie constituée pour contribuer à la restauration de l'État de droit en Corse au lendemain de l'assassinat du préfet Claude Erignac le 6 février 1998. Mettant l'« île de Beauté » à l'heure de la prohibition, le scénario conçu par ces gendarmes très spéciaux est digne des « Incorruptibles » : dans le rôle d'Eliot Ness, le chef du GPS en personne, le colonel Mazères, investissant de nuit, à la tête d'un commando d'élite de la gendarmerie, un coin de plage pour mettre le feu à la paillote coupable d'y avoir planté ses parasols en infraction à la loi sur le littoral. Franchement rocambolesque avec cette accumulation de maladresses qui sont autant de preuves accablantes, l'équipée nocturne prêterait à rire par son amateurisme si elle ne traduisait une inquiétante dérive dans la gestion des affaires corses. Comment ne pas voir dans ce fiasco une « affaire d'État », comme le demandera à chaud Lionel Jospin, préférant parler d'une « affaire de l'État » devant l'opposition qui en appelle à la démission de son gouvernement quand, au fil des révélations des gendarmes, se confirme l'implication de l'État, à travers son plus haut représentant en Corse, le préfet Bernard Bonnet ? Ce dernier, arrêté le 6 mai en même temps que son directeur de cabinet Gérard Pardini, apparaît vite comme l'ultime fusible protégeant le gouvernement de l'accusation de compromission dans la pitoyable mise en scène. Après l'assassinat du préfet Erignac, Matignon avait pris sous sa coupe le dossier corse, « domaine réservé » jusque-là du ministre de l'Intérieur, ce qui lui vaut aujourd'hui de pesants soupçons. Homme de terrain ayant une réputation de fermeté, M. Bonnet avait orchestré une reprise en main servie par un arsenal de mesures – au nombre desquelles la création du GPS, peu apprécié des gendarmes locaux et désormais dissous. Depuis la Santé, l'ex-préfet Bonnet mis en examen pour « complicité de destruction de biens par incendie en bande organisée » devait assumer la responsabilité de cette opération que le colonel Mazères affirmait, le 7 mai, avoir menée sous ses ordres et qui s'inscrirait dans une stratégie de destruction des paillotes illégales, inaugurée dès le 7 mars contre un autre de ces établissements. Difficile, dans ces conditions, de limiter la responsabilité à l'instauration d'un climat propice à de telles bavures... Si la position de M. Bonnet tend à dédouaner ses supérieurs hiérarchiques, la question se pose malgré tout de leur degré de responsabilité, y compris pour le Premier ministre. Alternant indignation et ironie, M. Jospin soulignera l'absurdité de spéculations qui feraient de Matignon le centre de commandement de l'opération. Sans doute, mais cela l'exonère-t-il à son tour du reproche d'avoir laissé se développer une situation d'exception dans l'île, autorisant les « croisés de l'État de droit » à recourir aux méthodes « terroristes » de ceux-là mêmes qu'ils prétendaient combattre, à savoir les nationalistes et les clans mafieux, quand la justice se montre trop lente ou inefficace ? Tranchant avec la politique de dialogue de C. Erignac, B. Bonnet avait choisi la manière forte pour rétablir l'ordre républicain et retrouver les assassins de son prédécesseur, menant à cet effet une enquête parallèle, aux procédés souvent contestables. Si elles avaient d'abord été approuvées par une majorité de Corses traumatisés par cet assassinat, ses méthodes musclées lui vaudront une inimitié croissante dans l'opinion insulaire, où elles renforceront les nationalistes au lieu de les marginaliser, comme en témoignent les élections pour l'Assemblée territoriale en mars. B. Bonnet avait été appelé pour éteindre l'incendie annoncé en Corse, il s'y est brûlé les doigts ; pour avoir joué les pompiers-pyromanes, ses gendarmes se retrouvent dans la posture de justiciers justiciables. Bavure, ou « excès de zèle » à en croire M. Chevènement, l'affaire de la paillote expose en tout cas la République à un dangereux retour de flamme. Plus que jamais, les Corses ont le sentiment d'être floués par un État qui ferait peu de cas de leur identité, en réduisant la question corse à un problème sécuritaire. Il revient au nouveau préfet Jean-Pierre Lacroix de rétablir la confiance chancelante des Corses envers les mécanismes d'un État aujourd'hui ouvertement « bafoué », alors même que B. Bonnet avait cherché à en combattre les dérives mafieuses gangrenant les administrations locales. M. Lacroix s'y est engagé en prenant ses fonctions le 10 mai au palais Lantivy d'Ajaccio, se disant prêt à associer les Corses au redressement de leur île et de ses institutions. M. Jospin devait déclarer pour sa part que cette affaire était un « coup dur », mais nullement un « coup d'arrêt » de la politique menée en Corse. Mais ses ondes de choc frappent en plein cœur la République, qui s'est sali les mains dans une opération mains propres annoncée en fanfare. Agitant le spectre du Rainbow Warrior, elles éprouvent durement le gouvernement de la gauche plurielle, qui se faisait fort de rompre avec l'héritage mitterrandien et ses affaires. Au-delà, la « guerre des paillotes » n'est pas du meilleur effet pour l'image de la France et de ses armées, engagées avec l'OTAN dans la guerre contre la Yougoslavie pour sauver les Albanais du Kosovo des griffes de l'armée serbe ; d'où le silence pesant observé par le ministre de la Défense Alain Richard. L'incendie de la paillote Chez Francis serait-il un « dommage collatéral » de la guerre contre les nationalistes corses.