L'euro, si l'on n'y prend garde, menace également de créer des tensions entre les pays membres de l'Union. Si l'ensemble de la zone connaît une surchauffe économique (montée de l'inflation), la réponse de la Banque centrale est évidente : elle augmentera les taux d'intérêt, ce qui a pour effet de « refroidir » la machine et de calmer les tensions sur les prix. De façon symétrique, si l'Europe est en train de glisser vers une récession, la Banque centrale baissera les taux d'intérêt pour requinquer le crédit, et donc la consommation et l'investissement. Cela, c'est le b.a.ba de son métier. Mais comment agira-t-elle lorsque certains pays seront déprimés et que d'autres seront en plein boom ? Il faudra qu'elle trouve une voie médiane, qui mécontentera probablement les uns ou les autres. Elle devra choisir le bien commun, quitte à sacrifier les intérêts d'un ou de deux des membres de l'union monétaire. Ces derniers l'accepteront-ils ?

Parfois, des chocs inattendus toucheront un pays sans affecter les autres. Lorsque cela se produisait jusque-là, le pays concerné dévaluait sa monnaie, ce qui atténuait le choc. La France le fit par exemple en 1969, pour éponger les hausses de salaires décidées lors des accords de Grenelle en 1968. Mais, avec l'euro, un pays ne peut plus, par définition, recourir à cet « amortisseur de chocs » qu'est la manipulation du taux de change.

Certes, cette nouvelle situation n'est pas complètement inconnue. À l'intérieur d'un pays, de tels chocs affectent parfois des régions qui, elles non plus, ne peuvent compter sur la dépréciation d'une monnaie. Mais, dans ce cas, la population se déplace vers des régions plus dynamiques, et l'équilibre revient. C'est ainsi que, après la chute des prix du pétrole en 1986, des dizaines de milliers de Texans sont partis vers la Californie ou ailleurs. De même, dans les années 70 et 80, une partie des Lorrains ont préféré fuir leur région sinistrée, et, aujourd'hui, le taux de chômage en Lorraine est en fait passé sous la moyenne nationale.

Le problème, en Europe, est que les hommes ne se déplacent pas facilement d'un pays à l'autre. Les barrières de langue et de culture restent très fortes. La gestion des « chocs asymétriques » (c'est ainsi que les appellent les économistes) risque donc d'être extrêmement délicate. Les pays affectés auront la tentation très forte de se retirer de l'union monétaire, de reprendre leurs billes et restaurer leur ancienne devise. Pour éviter d'en arriver à une telle situation, il n'existe qu'un moyen : aider financièrement ces pays à se sortir du pétrin. Ce qui signifie qu'un jour ou l'autre les contribuables des pays « sans problèmes » seront appelés à soutenir ceux qui ont des difficultés. Ce type de transfert financier a lieu chaque jour à l'intérieur des nations au profit des régions retardataires. Sans que les citoyens, qui en acceptent le principe, ne s'en soucient. Avec l'Europe monétaire, il faudra faire accepter l'idée d'une solidarité entre les citoyens de nations différentes. Il faudra créer une véritable citoyenneté européenne.

5. La fatalité du fédéralisme.

Récapitulons : l'euro ne fonctionnera que si les pays membres parviennent à faire converger leurs systèmes fiscaux (TVA, fiscalité des entreprises, fiscalité de l'épargne...). Sauf à vouloir faire de l'Europe un marché ouvert aux grands vents du libéralisme, il faudra également harmoniser les systèmes sociaux (niveau des charges, réglementation du travail...). Enfin, l'Euroland ne connaîtra de crise que si les onze pays qui le composent ne prévoient pas d'aides financières vers les pays ou les régions connaissant des coups durs. On le voit, avec la monnaie unique, tout plaide pour aller beaucoup plus vite et beaucoup plus loin dans la construction de l'Europe. Au bout du chemin qu'ils ont emprunté, les Européens ns peuvent que déboucher sur une forme de fédéralisme.

Aujourd'hui, dans les discours sur l'Europe, le mot « fédéral » semble tabou. Pourtant, à l'origine du projet de monnaie unique, ni le mot, ni l'idée ne choquaient, bien au contraire. Au début des années 90, le gouvernement français n'exigeait-il pas un « gouvernement économique » européen ? Le gouvernement allemand, quant à lui, ne réclamait-il pas une véritable « union politique », qui aurait fait pendant à l'union monétaire ? Le préambule du traite de Maastricht ne parlait-il pas de la « vocation fédérale de l'Europe », expression finalement retirée à la demande des Britanniques ? Mais ce souffle fédéral s'est éteint depuis. Plus personne, en France comme en Allemagne, n'ose prononcer ce « gros mot en F », comme l'appellent les Anglais, qui, dans leur vocabulaire, en comptent déjà, quelques-uns de ce type. Tout se passe comme si les responsables politiques, traumatisés par le rejet de Maastricht par la moitié des Français (selon les résultats du référendum de 1992) et par les deux tiers des Allemands (selon les sondages jusqu'en mai 1998), n'osaient plus dire à leurs peuples quel était le véritable but de l'aventure européenne.