D'où, sans conteste, un intérêt plus accentué pour 1848 dans l'opinion allemande. Le plus important hebdomadaire allemand, Der Spiegel, sous la signature de son directeur et essayiste patenté Rudolf Augstein, a célébré les aventures du Parlement de Francfort comme « un chapitre réjouissant parmi les trop nombreux chapitres sombres » de l'histoire allemande. Il s'agissait là de retracer un événement, un espoir qui est enfin devenu réalité : l'unification de la nation grâce à la démocratie.
Dès lors, on voit bien que 150 ans plus tard, 1848 porte en elle tout le xixe et le xxe siècle. Elle constitue une césure dans l'histoire européenne. Césure en creux plutôt qu'en ronde-bosse. En effet, les acteurs de la révolte verront leur rôle joué par d'autres et à d'autres fins. C'est ainsi que les questions nationale, sociale et politique se posent aujourd'hui dans des termes différents mais avec la même acuité. La question nationale, qui a poussé le Vieux Continent au bord du suicide en 1914, puis qui a été dépassée par la construction européenne, revient au premier plan avec la décomposition de la Yougoslavie et la « nouvelle » question albanaise. Le communisme autoritaire qui avait servi d'étouffoir aux nationalismes balkaniques n'a pas réussi à allier améliorations sociales et progrès matériel, d'autant que son sujet historique, l'ouvrier, a disparu et que d'autres prolétaires sont à la recherche d'eux-mêmes. Quant à la question civique, si les esclaves n'existent plus formellement, d'autres phénomènes de traites n'ont pas cessé de se mettre en place : certains dont on connaît les commanditaires (traites des femmes et des travestis, voire des enfants dans le cadre du tourisme sexuel, etc.), d'autres dont le grand commanditaire est le système lui-même, Janus moderne aux inégalités profondes mais aussi aux paillettes fascinantes.
Le Manifeste du parti communiste
Malgré la crise mortelle qui a touché le communisme à la fin des années 1980, le seul événement de l'année 1848 à connaître une commémoration d'envergure mondiale a été paradoxalement la publication du Manifeste du parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels. Ce texte, qui promettait un avenir radieux au prolétariat, a été travaillé et peaufiné en pleine période de maturation prérévolutionnaire, en 1847, et publié en février 1848 à Londres, quand la révolution prend son essor à Paris. Cependant ce texte n'aura aucun effet sur les événements. Les deux auteurs sont en avance d'une révolution. En effet, si les prolétaires participent aux insurrections, ce n'est ni sur leur programme ni à la tête d'organisations spécifiques. Le parti des communistes est un mouvement, celui de l'apparition et de l'affermissement d'un nouveau sujet historique : le prolétaire, individu conscient de porter en lui l'avenir de l'humanité. C'est ce défi que – dix ans après l'effondrement des pays communistes, le recentrage des partis communistes en partis socialistes voire sociaux-démocrates et, pis, après vingt ans de recomposition sociale de l'appareil productif qui a abouti à la disparition physique de la classe ouvrière et au développement, d'un côté, du chômage et, de l'autre, de la tertiairisation – des centaines de congressistes ont tenté de rendre présent dans un colloque intitulé « Un monde à gagner ». Réunis du 13 au 16 mai, ces philosophes, historiens ou économistes ont témoigné de la force d'un marxisme universitaire qui n'a plus à célébrer telle ou telle puissance ni telle ou telle politique. Celui-ci est toujours pour nombre d'entre eux un outil conceptuel. Pour certains, comme l'historien anglais Eric Hobsbawm, le Manifeste reste une anticipation de la situation actuelle marquée par la victoire du libéralisme, de l'individualisme, et de la mondialisation. Pour d'autres, son actualité est toujours aussi évidente. Dans le Monde, Daniel Bensaïd, philosophe, maître de conférences à l'université Paris VIII, n'hésite pas à déclarer : « À lire ces pages (celles du Manifeste), on saisit, à l'état naissant, le vertige moderne devant l'évaporation de ce qui était « stable et solide », devant la désacralisation des valeurs qui « partent en fumée » ; au fil du texte prend chair la lutte des classes, s'esquisse la dynamique de la mondialisation marchande, s'annonce déjà l'étroitesse fatale des nations... » Un manifeste, véritable Phénix de la littérature politique.
Serge Cosseron