Devenu Premier ministre en 1947, Nehru avait hérité, il est vrai, d'une situation socio-économique pour le moins délicate : les trois quarts des 353 millions d'Indiens vivaient en dessous du seuil de pauvreté ; l'espérance de vie à la naissance était de 32 ans ; 84 % de la population était analphabète ; l'Inde restait dépendante du monde extérieur ; le taux de croissance démographique était alarmant, faisant craindre aux plus pessimistes une explosion de la population avant la fin du siècle.

Le pire était donc à craindre. Or, la catastrophe redoutée n'a pas eu lieu : un demi-siècle plus tard, l'Inde est autosuffisante sur le plan alimentaire, grâce notamment a la fameuse « révolution verte » lancée dans les campagnes durant les années 1960. Les grandes famines ont disparu même si des disettes ont eu lieu çà et là dans des régions très pauvres ou éloignées. La moitié des 950 millions d'Indiens savent lire et écrire ; certains États de la fédération comme le Kerala (Sud-Ouest) sont même parvenus à l'alphabétisation totale de leur population. L'espérance de vie est aujourd'hui de 62 ans. Reste un échec de taille : 300 millions d'Indiens environ continuent à vivre dans des conditions de misère presque totale, en dépit de la montée en puissance économique de Bharat Mata, la « Mère Inde », comme l'appellent les Hindous.

Ce revers de la médaille est-il à mettre sur le compte de la faillite du « modèle nehruvien » de développement ? Les avis sont partagés, mais, de toute façon, la querelle relève d'ores et déjà de l'histoire : ce modèle a en effet été, dans les temps récents, totalement remis en question.

Une ébauche de révolution économique

Les nouveaux chefs de l'Inde moderne ont sacrifié les idéaux du passé sur l'autel de la mondialisation. En 1991, sous la pression du FMI et alors que l'Inde est en état de quasi banqueroute, le Premier ministre Narasimha Rao lance son pays sur la voie de la libéralisation économique. Certes, six ans plus tard, on est encore loin du compte, loin de ce que les tenants du libéralisme auraient voulu voir imposé au pays de Gandhi. L'Inde sera le siècle prochain la nation la plus peuplée de la planète (elle atteindra le milliard d'habitants en l'an 2000 et dépassera la Chine aux alentours de 2025, estiment les démographes) et reste donc soumise à un ensemble d'impératifs socio-économiques particuliers qui empêche un brusque passage à une économie complètement ouverte.

L'Inde de Nehru n'était cependant pas qu'une copie du modèle soviétique. Le Pandit, qui fut l'un des architectes du mouvement des non-alignés, pensait à un système original, qui combinerait le rôle de l'État avec le dynamisme des « grandes familles » du secteur privé. Et où la priorité donnée à l'industrie lourde n'empêcherait pas l'amorce d'une réforme agraire. La voie choisie par Jawaharlal Nehru reposait en fait plutôt sur une sorte de capitalisme d'État propre à assurer la transition entre une société restée profondément agraire et une puissance industrielle capable de rattraper son retard par rapport aux pays développés tout en réduisant les inégalités sociales.

En dépit de tout un système de protections et de subventions, les carcans bureaucratiques et l'accent trop persistant mis sur l'industrie lourde n'ont pas réussi à faciliter le décollage d'une campagne aux 600 000 villages où les paysans ont vu leurs terres morcelées en raison de la croissance démographique tandis qu'ils voyaient leurs revenus baisser. Quant à la production industrielle, elle n'est pas parvenue à assurer le développement du pays, à permettre aux campagnes de rattraper leur retard alors que le secteur industriel devenait une sorte de monstre largement improductif et déficitaire. Durant des années, et au grand dam des consommateurs, l'Inde a réussi à produire du savon qui ne moussait pas, des clous qui se tordaient, des allumettes qui ne s'allumaient pas. Le tout au nom du concept sacro-saint d'indépendance nationale et d'autosuffisance... Un exemple parmi d'autres : il y a encore quelques années, le secteur public absorbait 40 % de l'investissement du pays et réalisait seulement 27 % du PNB tout en employant 70 % de la force de travail.