Architecture
En ces temps incertains, le « mouvement moderne » apparaît comme la valeur refuge d'une architecture en crise. Héritée du siècle, cette modernité référencée a désormais droit de cité. Intégrée à la ville et aujourd'hui parée d'un mérite patrimonial, elle apparaît parfois datée, bientôt archaïque. Cette « archéo-modernité » ne parvient cependant pas à triompher d'un courant high-tech un peu passé de mode, certes, mais porté par une innovation technologique qui redouble et se démultiplie tous azimuts. Si l'emphase techniciste n'est plus de mise, les références se déplacent aussi. Allégeance obligée, Le Corbusier est usé d'avoir beaucoup servi, son cadre de production dépassé et caduc. En revanche, l'ombre portée de Mies van der Rohe sur l'horizon du siècle n'a jamais été aussi grande et présente. Son œuvre concilie les canons de la modernité, la pensée technique et une irréductible volonté esthétique. La synthèse qu'il propose dépasse la question du style pour fondre rationalisme et sensibilité dans un art minimal, matériel et abstrait, actuel comme jamais.
Crise
En France, l'année 1996 trouve le secteur du bâtiment profondément installé dans la crise. Repli durable. Les grands programmes d'équipements liés à la décentralisation se terminent. Les nouveaux sièges institutionnels de la vie politique sont désormais érigés. La remise à niveau du parc scolaire est effective et la vague des collèges et lycées (de compétence départementale et régionale), retombée. L'État, pour sa part, achève son plan Université 2000. Les ministères de la Culture et de la Justice ont pris le relais, conduisant de vastes programmes de créations (musées) et de rénovation du patrimoine (palais de justice). Le logement social empêtré dans son parc tourne au ralenti. De leur côté, les collectivités locales connaissent un endettement préoccupant qui bride les projets. Les dépenses sont différées ; l'envie d'architecture faiblit. L'écharpe de « maire bâtisseur » se porte moins. L'époque consacre le gestionnaire et l'administré demande des comptes. Ils se règlent. Vie publique empoisonnée, économie malmenée, le pays s'immobilise, société bloquée.
Modernité refuge
Baisse de moral et crise morale. La notion du « politiquement correct » s'empare également de l'architecture pour condamner les excès formalistes des années antérieures marquées par le faste de l'investissement et l'audace de la conception. Laborieusement conquise, la liberté plastique est vite taxée de gratuité. Les formes débridées et les débauches de technologies deviennent suspectes. L'autonomie même de l'œuvre architecturale est contestée. Il est vrai qu'elle s'était singulièrement émancipée, n'hésitant pas à s'abstraire du contexte et de l'usage pour s'établir sur le terrain de la création pure. C'était oublier que l'architecture est un art de synthèse contraint par un environnement et un programme qui réalise l'expression d'une société. Le malaise social l'a rattrapée.
La prudence est de mise. Les gesticulations ont fini par lasser. Les acrobaties du « déconstructivisme » et autres élucubrations formalistes apparaissent aujourd'hui déplacées. La fièvre high-tech est retombée. Hier recherchée, l'innovation inspire la méfiance. À peine consacré, le règne de la transparence est contesté, son emblème ravalé avec l'abandon du Centre de conférences internationales de Paris : trois boîtes de verre clair posées en bord de Seine par Francis Soler. La débauche des produits verriers fait froid dans le dos en dépit des avancées technologiques qui accommodent le matériau en structure et en isolation. L'architecture ne se projette plus en plein ciel, dans des attitudes héroïques qui empruntent à l'aéronautique ses formes et ses technologies. La conquête de l'espace marque le pas ; on lui préfère la maîtrise du lieu. Liberté et légèreté sont moins recherchées.
En tendance, l'architecture redescend sur terre pour se raccrocher aux acquis historiques de la modernité érigés en certitudes, valeurs sûres dans un monde troublé. Le soufflé médiatique retombe, et les architectes, eux-mêmes, éprouvent le besoin de calmer le jeu. Dans la frilosité ambiante, le béton sécurise. Technique éprouvée et spécialité française, il répond à ce besoin de protection par sa masse et de sages épures statiques. L'esthétique du chaos, de l'aléatoire et de la mobilité (nomadisme) achoppe sur la permanence d'un ordre qui lui oppose la mesure et la hiérarchie dans l'espace urbain et l'objet construit. Érigée en rempart et en système, la modernité devient un savoir-faire.