Arts plastiques
De l'esthétique au politique
À l'automne, l'artiste français Jean-Michel Alberola a exposé ses travaux récents dans une galerie berlinoise. Ce fait serait de peu de conséquence si l'exposition n'avait été accompagnée d'un texte dans lequel Alberola rend longuement hommage à Courbet. On y lit que « toute production artistique tourn(e) aujourd'hui autour de deux questions : qui a peur de la peinture et qu'est-ce que la stratégie ? » La première se réfère à la conviction, qui fut longtemps de mode, selon laquelle la peinture, vieille technique, ne serait plus qu'une curiosité obsolète, alors que photographie et vidéo seraient, par excellence, les modes de création d'une civilisation de mieux en mieux informatisée et accoutumée aux images virtuelles et à la communication planétaire. La seconde interrogation se fonde sur une observation formulée en ces termes par Alberola : « Et pourtant, nous pouvons voir de par le monde structuré par le commerce étendu, resurgir l'esclavage et par là l'expression la plus complète de la misère. » Autrement dit : que peut encore un artiste, avec ses instruments, contre l'ordre mondial des échanges et l'empire de l'économie ? Le problème est de « stratégie » parce qu'il est de résistance, résistance intellectuelle et individuelle. Qu'un peintre l'écrive, qu'il change une préface en manifeste politique : voilà qui témoigne d'un profond bouleversement des attitudes. Il s'annonçait depuis plusieurs années, depuis ce qu'il est convenu désormais d'appeler la crise des avant-gardes. Il serait aujourd'hui impossible de ne pas prendre acte de son ampleur.
L'histoire tient en deux phases. Tant que s'est maintenu le système avant-gardiste – de 1945 à 1989 pour user de deux dates-symboles –, les arts plastiques ont vécu au rythme d'une succession de nouveautés et de ruptures. Il a été entendu d'abord que l'abstraction avait éliminé toute représentation et tout sujet identifiable visuellement. L'abstraction picturale a été, dans les années 60, réduite à des formules de plus en plus simples, au nom du minimalisme et d'un discours critique qui prétendait mettre à nu les éléments matériels constitutifs de la peinture et de la sculpture, cela jusqu'au monochrome et la géométrie orthogonale. Chacune de ces expériences s'affirmait contre celle qui l'avait précédée et cherchait dans des considérations sémantiques sa légitimité. L'art s'interrogeait lui-même, revendiquant son entière autonomie et sa logique propre, dont toute considération extra-esthétique était exclue. Toute démarche se voulait critique, mais moins critique de la société ou de l'état du monde que critique des procédés de fabrication artistique et de leurs théories.
Tout au long de la décennie 80, ce système a suscité des répétitions de plus en plus nombreuses, des jeux de citations et de références de plus en plus complexes, presque toujours inaccessibles au public. Simultanément, l'ordre issu de la guerre froide s'effondrait. L'histoire a repris alors son cours tragique, que l'équilibre dit de la terreur avait un moment suspendu. La crise économique occidentale, accentuant les antagonismes sociaux, a achevé l'œuvre de déstabilisation et provoqué par conséquence directe l'effondrement du marché de l'art. L'heure n'est plus aux délices des spéculations de théorie esthétique mais aux questions politiques et morales.
En France, deux événements ont donné cette année la mesure de ce renversement. Tous deux ont eu lieu au Centre Georges-Pompidou. De juillet à octobre s'y est tenue la première rétrospective consacrée, en France, au peintre britannique Francis Bacon. Elle a remporté un succès d'affluence considérable, alors que la peinture de Bacon ne cultive, certes, ni la séduction ni la grâce. De 1945 à sa mort, indifférent aux engouements de ses contemporains, sévère à l'égard de l'abstraction, Bacon a cherché comment inscrire avec des couleurs sur une toile la douleur physique, la souffrance psychique, l'enfermement, la maladie, la violence et la mort. Deuxième preuve : au mois de décembre, dans les mêmes lieux, s'est ouverte une exposition dénommée « Face à l'histoire ». Elle traite des relations entre faits politiques et œuvres : peintures, photographies, sculptures pour l'essentiel. Des années 30 aux années 90, elle inventorie les modes d'expression selon lesquels des artistes ont réagi au nazisme, au stalinisme, aux guerres coloniales, à la société de consommation. Se trouvent ainsi privilégiés ceux qui, expressionnistes ou « pop », n'ont pas cru que leur art pouvait se détourner de la réalité contemporaine. Une autre histoire de l'art contemporain s'écrit ainsi, de Picasso et Masson à Fautrier et Music, de Rauschenberg et Raysse à Télémaque et Erro. Des noms oubliés réapparaissent, tel celui d'Otto Dix, dénonciateur acharné des horreurs de la guerre, auquel, comme par coïncidence, le musée de Colmar a consacré une importante exposition à l'automne. Le seul fait que ce sujet ait été choisi et cette analyse tentée suggère à quel point la conception formaliste décline désormais. « Face à l'histoire », après les expositions sur art et totalitarisme qui ont eu lieu à Londres et à Berlin, marque plus qu'une inflexion, un retournement.