Afrique du Sud : deux prix Nobel face à la dynamite
Après le blocage des négociations multipartites sur l'avenir constitutionnel du pays en 1992, l'année 1993 est marquée par d'importantes avancées politiques, malgré la violence qui ravage le pays. Devenus les partenaires inséparables de la démocratisation, le leader du Congrès national africain, Nelson Mandela, et le chef de l'État, Frederik De Klerk s'accordent, en effet, sur les principes de la transition vers un système politique non racial. En février, les deux hommes conviennent qu'un gouvernement d'unité nationale dirigera le pays pendant 5 ans, après l'élection au suffrage universel d'une Assemblée constituante souveraine, jusqu'à la mise en place d'un cabinet fondé sur le principe de la majorité. Nelson Mandela obtient difficilement l'aval d'une base hostile à un partage du pouvoir prolongé avec le Parti dirigeant blanc. Il reste à gagner le soutien des autres mouvements politiques, et, pour cela, il faut relancer les discussions multipartites.
Urgence
En mars, De Klerk et Mandela, toujours aussi complémentaires, parviennent à convaincre la quasi-totalité des autres mouvements politiques de s'asseoir à la table des négociations. Il y a urgence ; la violence se déchaîne plus que jamais. Pratiquement aucun week-end ne se passe sans son macabre bilan d'affrontements entre partisans de l'ANC et de l'Inkhata, auxquels s'ajoutent, désormais, les agressions de l'extrême gauche noire contre des membres de la communauté blanche. Les victimes des violences politiques, au cours des deux dernières années, se comptent par milliers. Seul un accord sur l'avenir institutionnel du pays semble en mesure d'y mettre un terme. Il ne s'agit rien moins que de Fixer la date de l'élection d'une Assemblée constituante. L'heure n'est plus aux tergiversations ; la seule question qui se pose est celle d'un véritable partage du pouvoir. Étant donné la pression ambiante, les groupes les plus durs sont obligés de s'exécuter, qu'il s'agisse de l'extrême droite blanche ou des Zoulous conservateurs de l'Inkhata, sous la férule de Mangosuthu Buthelezi. Certes, ces adversaires résolus du changement ne viennent pas sans arrière-pensées, mais le seul fait qu'ils acceptent la discussion fait renaître l'espoir.
Alors que les représentants de 26 partis politiques reprennent les pourparlers, à Kempton Park, dans la banlieue de Johannesburg, le processus est de nouveau mis à l'épreuve. Le 10 avril, Chris Hani, secrétaire général du Parti communiste, l'un des leaders noirs les plus populaires après Nelson Mandela, est assassiné devant son domicile par un membre d'un groupuscule néonazi. Les liens sont rapidement établis entre l'assassin présumé et un membre du Parti conservateur présent aux négociations, Clive Derby Lewis. C'en est trop pour les partisans de l'ANC. Le pays est au bord de l'explosion.
Des manifestations de mécontentement s'organisent, de nombreux incidents éclatent et les agressions de représailles contre les Blancs se multiplient. Grâce aux appels au calme des responsables noirs, la guerre civile attendue est évitée. Le fil du dialogue n'est pas rompu. La mort de Chris Hani révèle cependant à quel point la violence, qu'elle soit le fait de l'extrême droite ou de l'extrême gauche, menace la poursuite des négociations.
Nelson Mandela n'a plus le choix, il doit donner des gages pour satisfaire les aspirations de sa base. À l'occasion de l'enterrement du dirigeant assassiné, il durcit sa position, en exigeant que le calendrier des élections multiraciales soit fixé immédiatement.
Accord
À mesure que l'ANC et le gouvernement s'approchent d'un accord sur la date du scrutin, l'extrême droite se rebiffe. À l'initiative de hauts responsables militaires en retraite, des membres du Parti conservateur, de groupes paramilitaires néonazis et de syndicats blancs s'organisent en un Front du peuple afrikaner (AVF), pour s'opposer aux négociations. Soutenant les revendications des « homelands » (États « autonomes » noirs), hostiles aux relations privilégiées entre l'ANC et le gouvernement, ses dirigeants privilégient officiellement le combat constitutionnel, mais se disent prêts à l'action armée en cas d'échec de leur principale revendication : la formation d'un État blanc, parallèlement à la nouvelle Afrique du Sud. Cette « nation blanche » comprendrait environ 16 % du territoire total et serait constituée principalement des bastions historiques afrikaners (ces descendants de colons hollandais et français arrivés en Afrique du Sud au xviie siècle) au nord-ouest du pays, à savoir l'État d'Orange, le Transvaal, la capitale sud-africaine Pretoria et une bande de terre dans le Natal. Un État où, selon les séparatistes, le système d'apartheid serait remplacé par diverses incitations (fiscales, économiques) visant à dissuader les Noirs de s'y installer. Le spectre de la partition commence à hanter les discussions constitutionnelles. Nelson Mandela ne s'y trompe pas et met en garde ceux qui veulent faire du pays une « nouvelle Bosnie ».