De son côté, William Kennedy avec Vieilles Carcasses (Belfond), dépeint, à travers l'histoire de deux familles entre 1813 et 1958, les figures de l'Amérique profonde confrontées sardoniquement à la modernité et à l'Europe. Cette confrontation entre le conservatisme obtus et l'exotisme dérangeant est l'un des chevaux de bataille de T.C. Boyle, jeune romancier fort original, précédemment remarqué pour Water Music. Dans l'Orient c'est l'Orient (Grasset), l'écrivain brosse un tableau hilarant et féroce du vieux Sud xénophobe perturbé par le débarquement d'un jeune Japonais, élevé dans la tradition de l'éthique du samouraï mais qu'attire irrésistiblement, pour son malheur, l'aimant du rêve américain. Avec Ray Bradbury et la Baleine de Dublin (Denoël), nous restons toujours dans le thème de la rencontre entre deux cultures différentes. Jeune scénariste, l'auteur des Chroniques martiennes s'embarque pour l'Irlande, où il doit retrouver le génial et déconcertant John Huston pour mettre sur pied le scénario de Moby Dick. En résulte une plongée hallucinante et inénarrable dans le quotidien très imbibé de la verte Érin. Suite de l'autobiographie de Bradbury, ce livre succulent possède toutes les qualités d'un excellent roman. Nous restons dans le truculent et le picaresque avec Entre chien et loup (Bourgois), revigorantes chroniques de Jim Harrison, consacrées à ses souvenirs de chasse, de pêche et de gastronomie, qui évoquent Hemingway, avec l'humour en prime.

Angleterre

L'Angleterre, elle, nous a fait redécouvrir quelques « éminents victoriens » et autres grands ancêtres, à commencer par Charles Dickens auquel Peter Acroyd, déjà biographe de Wilde et de T.S. Eliot, a dédié une biographie monumentale, mimétique et baroque : Dickens (Stock). Quelques mois plus tard, le biographe cédait la place au romancier. Dans la Mélodie d'Albion, Peter Acroyd évoque un pèlerinage sentimental dans le passé de l'Angleterre par-delà les frontières du visible et du réel. À l'appel de Timothy Harcombe, les ombres de William Blake, de Daniel Defoe, d'Alice témoignent de la singularité d'une culture, cette « mélodie d'Albion » jamais perçue auparavant. C'est encore à l'enseigne de Dickens que se place l'une des révélations étrangères de l'année : le roman-fleuve de Charles Palliser, le Quinconce (Phébus), dont les cinq volumes rendent un hommage mi-parodique mi-admiratif au feuilleton victorien et réconcilient lecteurs populaires et lecteurs érudits. Sous la forme d'un jeu de piste très littéraire, Possession (Flammarion), qui obtint le Booker Prize en 1990, se plaît également à ressusciter au cœur d'un labyrinthe de passions et de références érudites la figure d'un grand poète victorien.

Les lecteurs qui préfèrent les écrivains réels plutôt qu'apocryphes ont eu le choix, pour cette période, entre Walter de La Mare, l'Orgie une idylle (Ombres), John Meade Falkner, le Stradivarius perdu (Joelle Losfeld), Arnold Bennet, l'Escalier de Ryceman (L'Olivier), et Vita Sackville-West : Une Anglaise en Orient (Anatolia) et Défi (Salvy). Plus près de nous, Virginia Woolf et Agatha Christie ont fait l'objet, la première d'une nouvelle traduction des Vagues (Calmann-Lévy), plus fidèle à la langue de l'auteur que la traduction ancienne et trop policée de Marguerite Yourcenar ; et la seconde, d'une traduction inédite d'un de ses romans non policiers, Musique barbare (Stock). C'est à une traversée du siècle qu'a convié le poète Stephen Spender dans son Autobiographie (Christian Bourgois), où alternent de belles pages sur la Grèce, l'Espagne, l'Italie et une série de portraits crayonnés avec grâce (W.H. Auden, Virginia Woolf, T.S. Eliot) ou cruauté (Rafael Alberti, Machado). La fascination pour le passé et son héritage n'a pas été, cependant, le seul champ d'exploration des écrivains britanniques. Ainsi, Julian Barnes, faisant preuve de la diversité de son talent, s'est attaché à écrire une fiction politique située dans un pays de l'Est après la chute du communisme : le Porc-épic (Denoël). Anita Brookner, dans Mésalliance (Belfond), a brossé le portrait d'une femme perturbée dans sa vision du monde et qui ne trouve pas sa place dans la société, tandis que Ian Mac-Ewan, avec l'Enfant volé (Gallimard), mêlait la méditation sur l'enfance et le temps à une satire aiguë des institutions anglaises. Enfin, le cosmopolite George Steiner, à la fois français, anglais et suisse, a publié un court récit, Épreuves (Gallimard), sur un sujet majeur inspiré par l'actualité et ignoré jusqu'alors par les romanciers : les répercussions de la chute du communisme chez les derniers tenants du marxisme et le déclin concomitant des idéologies en Occident.

Pérennité allemande

Deuxième par le nombre des traductions, la littérature de langue allemande s'est caractérisée par l'apparition de nouveaux noms aux côtés d'auteurs anciennement connus. Représentatifs de ces derniers : Günter Grass a composé, avec l'Appel du crapaud (Le Seuil), une lourde fable sur la perversion des grands principes et les méfaits de l'économie marchande, alors que Martin Walser, dans Dorn, ou le Musée de l'enfance (Laffont), se penchait en ethnologue du quotidien sur le drame de la scission de l'Allemagne, des années 50 aux années 80. Examen de conscience personnel et conflit de générations entre père et fils, c'est ce que Gert Hofmann s'est proposé de traiter dans la Dénonciation (Maren Sell/Calmann-Lévy), tandis qu'à travers le Conteur de cinéma il signait une exubérante tragi-comédie ayant pour décor l'univers du cinéma muet dans l'Allemagne d'avant-guerre. Parmi les révélations, on retiendra les noms de : Rolf Urici, auteur d'une comédie pleine d'humour sur les mésaventures d'un médecin de campagne, le Médecin de Dreekels (Belfond) ; Joseph von Westphalen, journaliste et essayiste, qui signe un premier roman insolent et trépidant, Dans la carrière (Gallimard) ; et Gregor von Rezzori, écrivain autrichien qui résume en sa personne l'histoire compliquée et les charmes évanouis de la « Mitteleuropa ». Son roman, Neiges d'antan (Salvy), est une splendide remémoration, dénuée de toute nostalgie, d'une enfance et d'une jeunesse au sein de l'Empire austro-hongrois finissant. Au nombre des « résurrections », il faut noter la réédition de la Danse pieuse et de Méphisto de Klaus Mann chez Grasset. On signalera enfin le gros volume de la Pléiade consacré à une Anthologie de la poésie allemande (Gallimard).

Anniversaires italiens

Ce sont les anniversaires et les rééditions qui ont donné le ton à la production italienne de 1993. Le centième anniversaire de la naissance de Carlo Emilio Gadda, l'écrivain le plus original de la péninsule au xxe siècle, a été célébré par une rafale de livres inédits : tout d'abord le Journal de guerre et de captivité (Bourgois), implacable et mordant réquisitoire d'un jeune patriote contre l'impéritie du haut commandement italien, puis la Madone des philosophes (Le Seuil), charge hilarante contre les rhétoriques qui émoussent les esprits, suivi de Conversation à trois voix (Bourgois), pièce radiophonique mettant en cause le poète Foscolo, enfin un essai sur l'Art de parler à la radio (Les Belles Lettres) et, pour couronner le tout, un classique des études gaddiennes, la Dysharmonie préétablie (Le Seuil) de Giancarlo Roscioni. Autre anniversaire : celui du dramaturge vénitien Carlo Goldoni, dont le bicentenaire de la mort a été marqué par la réédition de ses Mémoires (Aubier) et la traduction de plusieurs pièces, dont l'Honnête Fille et la bonne épouse (L'Arche) et le Joueur (Actes Sud). Par ailleurs, le plus célèbre compatriote et contemporain de Goldoni, Casanova, a été fêté par une magnifique édition critique des Mémoires de ma vie, dans sa version originelle, aux italianismes savoureux (Bouquins, Laffont). Parmi les contemporains, outre les Promenades africaines d'Alberto Moravia (Flammarion), on peut retenir : un recueil de nouvelles de Natalia Ginzburg, la Mère (Maren Sell / Calmann-Lévy), sobres récits de destins ordinaires qui s'effilochent dans l'ennui et l'indifférence, un court roman d'Antonio Tabbuchi, Requiem (Bourgois), hommage farfelu aux mânes du grand Fernando Pessoa, un conte philosophique de Claudio Magris, Une autre mer (L'Arpenteur), et un roman à suspense des fameux duettistes Fruttero et Lucentini, Ce qu'a vu le vent d'Ouest (Le Seuil). Au vrai, ce sont plutôt les essayistes qui ont suscité le plus d'intérêt, notamment le plus vibrionnant d'entre eux : Umberto Eco et sa généalogie héroïque, De Superman au surhomme (Grasset). Soulignons enfin l'initiative courageuse et opportune d'une petite maison d'édition, Allia, qui a entrepris la traduction des œuvres complètes du plus grand penseur et philosophe italien du xixe siècle : Giacomo Leopardi.

Diversité espagnole, lusitanienne et latino-américaine

L'événement de l'année, dans le domaine des lettres espagnoles et latino-américaines aura été, sans nul doute, la parution du tome I des Œuvres complètes de Borges (Gallimard / Pléiade) sous la direction de Jean-Pierre Bernés. Pour l'écrivain argentin, tous ses livres n'étaient que des brouillons, sans cesse repris, modifiés et commentés, « l'idée de texte définitif ne relevant que de la religion ou de la fatigue ». La mort aura, seule, interrompu ce travail de Pénélope et permis l'édition de ces œuvres complètes, dont l'intérêt réside surtout dans une masse d'inédits passionnants. Ce premier volume offre donc, à côté des écrits publiés entre 1923 et 1952, toute l'esthétique borgésienne en matière de littérature, de cinéma, d'histoire, dispersée jusqu'alors dans des revues inaccessibles. Parmi les autres noms marquants, il faut citer : Gabriel García-Marquez et ses Douze Contes vagabonds (Grasset), Alvaro Mutis et les Éléments du désastre (Grasset), Juan Marsé et Teresa l'après-midi (Bourgois), Javier Marias et Un cœur si blanc (Rivages), Gonzalo Torrente-Ballester et ses Fragments d'Apocalypse (Actes Sud).

Et le reste du monde

En regard de ces gros bataillons, les autres littératures étrangères font modeste figure, du moins par le nombre d'ouvrages publiés. Surtout, quelques écrivains phares monopolisent l'attention, au détriment d'auteurs encore peu connus qui ont quelque mal à se faire remarquer. Ainsi, la littérature russe s'est principalement fait connaître par Alexandre Soljenitsyne, dont Fayard a publié les deux tomes de la Roue rouge. Mars 17. La littérature japonaise, par Yasushi Inoue à travers sa relecture romanesque de Confucius (Stock) et par Kenzaburo Oe et ses Lettres aux années de nostalgie (Gallimard). La littérature chinoise, par Lilian Lee, dont le roman Adieu ma concubine (Flammarion) a bénéficié du succès remporté par le film. La littérature des Balkans, par Ismaïl Kadaré, dont Fayard a entrepris de publier les Œuvres complètes et édité deux récits inédits Clair de lune et la Grande Muraille. Terminons avec la littérature néerlandaise, à laquelle furent consacrées cette année les Belles Étrangères et qu'ont illustré Ces Nooteboom avec Désir d'Espagne (Actes Sud), Hugo Claus avec l'Empereur noir (Fallois), Margriet de Moor avec Gris d'abord, puis blanc puis bleu (Laffont) et Connie Palmen avec les Lois (Actes Sud).

Littérature française

La crise s'est installée

On commence à s'y faire et à se dire qu'après tout le temps des vaches maigres, succédant à celui du veau gras, peut présenter quelques aspects positifs. Les éditeurs ont cessé de s'arracher les cheveux en regardant les chiffres des ventes et celui des retours. Ils font le gros dos sous la tempête et serrent la ceinture à leurs programmes. Les auteurs – à quelques exceptions près – apprennent à modérer leur prétentions en discutant leurs à-valoir. On lorgne les prix – les gros comme les petits – avec une concupiscence accrue. Nets d'impôts, même les plus modestes sont bons à prendre s'ils peuvent octroyer la précieuse disponibilité et l'indispensable liberté sans quoi une « main à plume » ne saurait noircir le papier. Moins de livres, moins de premiers romans, donc, mais peut-être plus de discernement dans les choix et un peu plus de chances pour les rescapés des comités de lecture... Trente-cinq romans en moins à la rentrée de 1993 par rapport à 1990 et vingt-sept premiers romans dont on a fait l'économie : progrès en littérature assez lents, dirait Paulhan, mais enfin, l'effort n'est pas tout à fait négligeable.

Prix

Point d'orgue de l'année, la cérémonie des prix n'a pas suscité d'âpres controverses. Les jurés auraient-ils fait – pour une fois – le bon choix ?