Ces tensions ne facilitent pas la cohésion des partenaires européens dans les interminables négociations du GATT. L'année s'achève sur la désagréable impression que les États affichent unilatéralement leurs positions sans réelle volonté de concertation. Ayant moins besoin les uns des autres qu'au bon vieux temps de la guerre froide, ils croient pouvoir défendre le nationalisme économique, en le déguisant au besoin sous la rhétorique du libre-échange. On peut cependant considérer avec optimisme l'impulsion que l'accord de l'ALENA, ratifié par le Congrès américain en novembre, donnera aux échanges et à la croissance nord-américains. En 1993, les prémices d'un monde partagé en trois grandes régions se sont affirmées.
Alain Bienaymé
Professeur d'économie à l'université Paris IX-Dauphine auteur du Capitalisme adulte, PUF, 1992 et de Concurrences et désaccord sur le GATT, Chronique de la Sedis du 15 juin 1993
Finances internationales : le « serpent » se mord la queue
Depuis la crise monétaire de septembre 1992, les attaques spéculatives contre le franc et d'autres devises européennes se sont répétées au cours de l'année 1993, notamment en janvier, juillet et octobre. Parce qu'ils prennent une part active dans cette spéculation, les marchés financiers (c'est-à-dire les places financières internationales comme Londres, New York, Tokyo ou Francfort) sont mis en accusation lors de la chute du cours d'une devise européenne sur le marché des changes. Si une telle responsabilité pèse sur eux, c'est en raison de leur réaction à tout événement ou évolution pouvant affecter une monnaie ; à cet effet sont appréciées continuellement la situation économique de chaque pays, l'efficacité et la convergence des politiques monétaires et économiques des pays membres de la Communauté européenne (CE) et la place du système monétaire européen dans ses rapports avec les monnaies européennes. En règle générale, ces attaques se sont déroulées sur le marché des changes et sur celui des titres, à la différence des années précédentes (krachs boursiers du 19 octobre 1987 et du 13 octobre 1989).
De toutes les attaques spéculatives lancées contre certaines devises européennes (livre, lire, peseta) et contre le système monétaire européen (SME), appelé aussi serpent monétaire, celle déclenchée contre la parité franc-Mark en juillet-août 1993 peut être regardée à plus d'un titre comme un cas exemplaire. En premier lieu, les marchés financiers semblaient être parvenus à leurs fins parce que la nouvelle parité franc-Mark (passant le 2 août 1993 de 3,43 à un peu plus de 3,50, soit une dépréciation de la monnaie française d'un peu moins de 2,5 %) leur paraissait correspondre davantage aux données fondamentales de l'économie française (performance de l'industrie française, importance du chômage, etc.). En second lieu, dans la mesure où la crise des changes, en se dénouant ainsi, a consacré l'éclatement du système monétaire européen, elle a conduit à s'interroger sur le rôle de la monnaie unique dans la construction européenne.
Fondamentalement, la gravité de la crise monétaire de juillet-août 1993 tient à la diffusion de produits financiers instantanément mobilisables (ou presque), aux facilités offertes aux capitaux de circuler librement à l'intérieur comme à l'extérieur de la Communauté et au poids des fonds jetés sur les marchés par des opérateurs dont l'intervention n'est presque pas connue du grand public (grandes banques, entreprises multinationales, caisses de retraites, compagnies d'assurances).
En période de tempête monétaire, les sommes mises en jeu gonflent brutalement et atteignent des sommets incomparables. Ainsi, les montants en Marks et en dollars traités chaque jour (26 milliards de dollars) peuvent doubler, voire tripler en cas de crise, d'autant plus que rien ne s'oppose à leur transfert immédiat d'un marché à l'autre. Par ailleurs, en dehors des grosses transactions exécutées en direct entre les grandes banques internationales, la majeure partie passe par les écrans de Reuter, l'agence britannique d'information dominante. De 8 h à 18 h, ils affichent inlassablement les prix et les montants offerts ou demandés : pour la place de Paris, une trentaine d'abonnés (courtiers, sociétés de Bourse, banques, multinationales) bénéficient des services de Reuter sous abonnement mensuel, variable selon les prestations fournies. L'artisanat du courtage à l'ancienne (un ou deux opérateurs) coexiste avec la salle des marchés sophistiquée où, comme dans le cas de Paribas, plus de 60 « traders » (acheteurs ou vendeurs de devises) interviennent à tout instant et vite. Dans ce milieu professionnel, l'information circule comme un fluide, d'autant que les professionnels sont habitués à travailler ensemble. Grâce à cette organisation souple et efficace, ils parviennent sans beaucoup de difficulté à saisir et exploiter toute occasion pouvant dégager un profit, dans la mesure où elle se présente.
En règle générale, ces opérateurs sont amenés à intervenir sur le marché quand le besoin s'en fait sentir. Il s'agit d'abord de ceux appelés les « NR », ou non-résidents, opérateurs basés à l'étranger qui détiennent pour 800 milliards de francs en emprunts d'État, soit près de 40 % de la dette publique française, le tiers des titres cotés à la Bourse de Paris (700 milliards) et le quart des dépôts rémunérés (SICAV, OPCVM...), soit au total environ 2 000 milliards de francs, presque l'équivalent du tiers du PIB. Viennent ensuite, pour l'essentiel, les trésoriers des grandes entreprises et les gestionnaires des fonds des retraites ou de l'assurance : aux États-Unis, leur nombre (plus de 4 000) a doublé en cinq ans, et leurs actifs financiers talonnent en importance les dépôts des banques ; s'y ajoutent également des compagnies d'assurances, des mutuelles et tous les établissements financiers (français ou étrangers) qui gèrent les capitaux de leurs clients européens ou asiatiques. Grands amateurs d'obligations du Trésor (OAT), ils privilégient le placement le plus sûr, en prenant en compte le risque de change éventuel.