Journal de l'année Édition 1993 1993Éd. 1993

Le pouvoir socialiste s'identifiant désormais à la sauvegarde des grands équilibres et à la défense du franc fort, le terrain politique traditionnel de la gauche, celui de la lutte contre le chômage et les inégalités, se retrouve en jachère et fait donc très logiquement l'objet d'une brutale tentative d'appropriation par la droite de la droite. Tombée en déshérence, l'exigence sociale devient l'un des deux thèmes de prédilection du tandem Pasqua-Séguin, plus que jamais fidèle à la définition que je m'étais permis de donner du gaullisme, « Jeanne d'Arc plus la sécurité sociale ».

Électoralement, les scrutins régionaux et départementaux des 22 et 29 mars 1993 ont consacré une triple rupture. D'abord, un affaiblissement massif du Parti socialiste et de ses alliés radicaux qui, après avoir plongé dans les sondages à l'automne 1991, réalisent leur plus mauvais score des vingt dernières années et voient depuis lors les intentions de vote en leur faveur stagner autour d'un très modeste 20 %.

Seconde évolution, le tassement du Front national, qui, loin d'obtenir les 18 ou 20 % de suffrages espérés, doit se contenter d'un score inférieur à 14 %. Cette petite déception électorale voit ses effets prolongés et amplifiés par la relative inertie stratégique de M. Le Pen et du Front national dans les mois qui suivent les élections régionales et par l'arrivée sur le devant de la scène politique d'une droite nationaliste conduite par MM. Pasqua et Séguin.

Troisième leçon du scrutin régional, la montée en puissance des mouvements se réclamant de l'écologie, qui, malgré leur division en deux formations distinctes, confirment, et au-delà, leur percée aux élections européennes de 1989 en totalisant 13,7 % des suffrages exprimés.

Initialement inventée pour diviser l'opposition entre une droite minoritaire et une extrême droite infréquentable, la représentation proportionnelle aboutit paradoxalement, dans le cadre des élections régionales de 1992, au résultat inverse : les droites républicaines parviennent à contenir l'extrême droite et à s'assurer vis-à-vis de la gauche d'une avance suffisante pour pouvoir refuser sans trop de casse les compromis avec le Front national. Le piège de la proportionnelle a, en revanche, fonctionné de façon dévastatrice au détriment de la gauche, en dressant contre les socialistes et les communistes un bloc d'élus Verts et Génération Écologie cimenté par un même refus de toute alliance privilégiée avec les socialistes.

Il paraît difficile dans ces conditions, quel que soit le peu d'enthousiasme manifesté dans l'opinion pour le RPR et l'UDF, d'imaginer que le scrutin législatif de mars 1993 puisse ne pas conduire à un renversement complet de majorité parlementaire.

Vers une recomposition ?

Ce « renversement du pour au contre », pour parler le langage de Pascal, se combine toutefois avec un vaste mouvement de remise en cause de notre système politique qui atteint simultanément l'ensemble des formations à droite comme à gauche. Provoquée par l'accumulation des affaires, et au premier rang par celle du sang contaminé qui déploie ses effets ravageurs tout au long de l'année, mais aussi par l'aggravation dramatique de la situation économique et du chômage, cette contestation prend pour l'essentiel la forme d'une double crise : crise sociale qui dresse chaque jour un peu plus le pays contre ses élites politiques, administratives, journalistiques et culturelles, crise de l'État-nation débouchant à la fois sur un éclatement du système politique et sur une exaspération nationaliste sans précédent depuis la fin de la guerre d'Algérie. Ces deux crises se sont manifestées de manière éclatante dans le vote émis par les Français dans le cadre du référendum du 20 septembre 1992.

Analysés en termes sociaux, les résultats du référendum font paraître un clivage presque parfait, et singulièrement nouveau entre, d'un côté, la France d'en-bas, celle des humbles, des chômeurs, des sans-diplômes, celle aussi des ouvriers et des agriculteurs, France précaire, inquiète, menacée et qui entend d'abord se protéger d'un changement qu'elle pressent redoutable, et, de l'autre côté, la France d'en-haut, celle des élites, du talent, du pouvoir et de la fortune, qui s'estime en mesure de maîtriser les nouvelles règles du jeu et de faire de l'ouverture européenne un instrument de modernisation de la société française. L'étendue de la remise en cause se mesure au résultat : c'est la France d'en-haut qui a gagné, reléguant ainsi dans une même minorité la classe ouvrière et le peuple paysan, c'est-à-dire les deux grandes catégories dans lesquelles s'enracinent traditionnellement la gauche et la droite.