Cinq milliards d'hommes

La Terre porterait cinq milliards d'hommes depuis le 11 juillet 1987. En réalité, cette date est restée imprécise bien que la connaissance statistique de la population mondiale ait largement progressé.

Les nombres ronds fascinent. Ainsi l'an 2000, qui sera pourtant une année bien ordinaire, celle où les enfants nés en 1987 auront treize ans. Ou son corollaire, le « troisième millénaire ». En 1987, ce fut un autre nombre rond qui fascina. En janvier, un communiqué du Fonds des Nations unies pour les activités en matière de population, le FNUAP pour les initiés, apprit au monde émerveillé que le cap des cinq milliards de Terriens serait franchi cette année, et que, pour marquer l'événement, la date du 11 juillet 1987 avait été symboliquement choisie. Le Journal de l'Année 1987 avait envisagé que ce cap ait pu être franchi en 1986. Mais l'année 1987 sera seule retenue par l'histoire.

Est-ce cependant un signe du destin ? L'homme qui avait retenu ce jour, le Philippin Rafaël Salas, fondateur et unique secrétaire général du FNUAP, qui avait organisé à ce titre les conférences mondiales sur la population de Bucarest en 1974 et de Mexico en 1984, mourut brusquement à la fin de l'hiver ; les cinq milliards d'hommes ne comptaient plus parmi eux celui qui avait le plus fait pour populariser la notion de « population mondiale ».

Une population mondiale ?

Quand on y songe cependant, c'est une formidable mutation que de donner une signification politique à ce concept, qui relevait jusque-là de la pensée religieuse. En Occident, la Bible avait certes accrédité l'idée d'une croissance démographique continue, commençant par une famille unique sauvée du Déluge, si bien que la Promesse faite à Abraham d'une descendance « aussi nombreuse que les étoiles du ciel et les grains de sable du rivage » était comprise comme s'appliquant aux seuls peuples de l'Alliance et du Livre. Les efforts de dénombrement furent le fait d'entités politiques rivales et séparées, empires d'abord, nations ensuite, la préoccupation dominante étant de lever des troupes, d'asseoir l'impôt, de répartir des ressources alimentaires, de mesurer les effets de calamités ou d'épidémies, mais toujours de résoudre une crise en affirmant la puissance du Prince.

En 1761, cependant, le pasteur prussien Johann-Peter Süssmilch publiait le premier traité de démographie, intitulé précisément l'Ordre divin, dans lequel le chapitre xx était un « Essai (...) pour évaluer le nombre actuel des habitants du globe ». Il concluait que « le total de tous les habitants de la Terre (était) donc de 1 à 1,1 milliard », et que « 13 à 14 milliards pourraient vivre sur le globe. Il faudrait plus de 400 ans pour arriver à ce nombre possible ». Pour retrouver de telles estimations globales, auxquelles les démographes contemporains souscrivent en gros, il fallut cependant patienter plus de deux siècles.

Pendant ce temps, la statistique fut, comme son nom l'indique, l'affaire des États. En France, la montée du courant nataliste s'alimenta longtemps de la comparaison de la population et de la natalité entre la France et l'Allemagne. Le désavantage de la première parut être approfondi par l'hécatombe de la guerre de 1914, puis par le désastre de 1940, si bien qu'un Alfred Sauvy, devenu le chantre de la natalité, refusa pendant toute sa longue carrière de donner le moindre sens à la notion de « population mondiale », en insistant sur l'incohérence qu'il y a à additionner des populations dont les unes souffrent de surnatalité et les autres de dénatalité.

Il n'empêche. Dès lors que le monde se dotait d'organisations universelles, la Société des Nations d'abord, l'Organisation des Nations unies ensuite, il était fatal que ces organisations s'intéressent au nombre total de ceux qu'elles considèrent un peu comme leurs « administrés ». Un exercice de projection démographique de la Société des Nations, entrepris juste avant la Seconde Guerre mondiale, est resté célèbre pour n'avoir pas même envisagé l'hypothèse du baby-boom qui se produisit juste après celle-ci, alors qu'elle aurait mérité de l'être en conclusion des vues pénétrantes qui s'y manifestaient à propos de l'activité professionnelle des femmes. Toujours est-il que l'ONU se dota, dès l'origine, d'un Office statistique et d'une Division de la population et, au plan politique, d'une « Commission de population », qui ont, depuis quarante ans, centralisé à New York, et coordonné, la collecte des informations démographiques, faisant profiter les jeunes États de l'expérience des plus anciens. Ce sont ces instances qui, sans bruit et sans drame, avec constance et conscience, ont fait savoir que l'humanité avait mis 33 ans et une guerre mondiale (1927-1960) pour passer de 2 à 3 milliards d'individus, puis 14 ans (1960-1974) pour passer de 3 à 4, enfin 13 ans (1974-1987) pour passer de 4 à 5.

D'où savons-nous combien nous sommes ?

La précision de tels chiffres est évidemment problématique. Mais toute porte à croire qu'elle s'améliore. Faisons d'abord observer que connaître un effectif de plusieurs milliards à l'unité près, impliquerait une précision de l'ordre de 10– 9 que peu d'observations physiques ou astronomiques atteignent, et qui, en l'occurrence, serait non seulement illusoire, mais parfaitement inutile. Ensuite, l'existence même de la Division de la population de l'ONU, dirigée par un Français depuis 1970, Léon Tabah d'abord, Jean-Claude Chasteland aujourd'hui, conduit les pays à coordonner leurs opérations de dénombrement.

1 – Les recensements

Née en Suède au xviiie siècle, la pratique des recensements s'est étendue à la France et aux États-Unis, simultanément, en 1790. Le cas américain est exemplaire, parce que le recensement décennal fut institué par la Constitution elle-même, en son article 2. La chance voulut que ni la guerre de Sécession, ni les interventions américaines dans les guerres mondiales n'eurent lieu une année de recensement, si bien que, depuis 1790, sans aucune omission, vingt recensements eurent lieu les années divisibles par 10 : le vingt-et-unième aura lieu pour le bicentenaire, en 1990... Quand les Nations unies vinrent siéger à New York, cet exemple s'imposa, si bien que les recommandations actuelles des Nations unies à tous les États du monde sont d'organiser un recensement au début de chaque décennie. Par coïncidence, la France compte organiser le sien en 1990, pour la première fois lors d'une année décennale : de 1831 à 1946, elle le faisait tous les cinq ans, les années terminées par 1 ou 6 (sauf 1871, 1916 et 1941), et, depuis, elle le fit à intervalles irréguliers : 1954, 1962, 1968, 1975, 1982. Aujourd'hui, rares sont les pays qui n'ont jamais organisé de recensement : l'Éthiopie est un des derniers. Plus nombreux, il est vrai, sont ceux où cette pratique est interrompue pour ne pas raviver des rivalités internes : c'est le cas du Nigeria, et du malheureux Liban. À leur décharge, il faut faire observer que des préoccupations de politique intérieure, de protection des libertés publiques ou de respect des minorités ont également empêché l'organisation de recensements aux Pays-Bas, et surtout en Allemagne fédérale, où celui de 1984 fut interdit par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Mais, inversement, nombreux sont les pays du tiers monde, comme l'Inde, l'Indonésie, l'Égypte, le Soudan, l'Algérie, le Maroc, qui ont organisé des recensements de qualité. Le cas le plus marquant est la Chine, qui, après avoir occulté toute information démographique depuis le « Grand Bond en avant », a fait participer le monde entier en 1982 au plus grand recensement jamais organisé : plus d'un milliard d'habitants... Le vœu des démographes est que l'Union soviétique veuille bien suivre cet exemple – non pas d'organiser un recensement, elle le fait régulièrement – mais d'en publier les résultats complets. Encore aujourd'hui, la pyramide des âges est censurée en URSS, de peur qu'elle fasse apparaître l'étendue des ravages de l'ère stalinienne : catastrophes, famines, purges. Peut-être la transparence souhaitée par Mikhaïl Gorbatchev s'étendra-t-elle à la démographie.

2 – L'état civil

La mise à jour de l'effectif de population n'est obtenue, entre deux recensements, que par la connaissance des événements qui l'affectent : naissance, décès et migrations extérieures. Pour les naissances et les décès, les pays de civilisation chrétienne disposent depuis longtemps des registres paroissiaux, destinés à l'origine à éviter les mariages consanguins, et qui ont ensuite servi à établir l'identité des personnes. En France, l'extension à tout le royaume de ces registres, et leur établissement en langue française, date de François Ier (édit de Villers-Cotterêts, 1539), mais leur utilisation statistique n'a été entreprise que sous Louis XV (abbé Terray, 1772). Leur sécularisation, décidée le 20 septembre 1792 par l'Assemblée législative en sa dernière séance, fut, au dire de Jean Jaurès, l'événement le plus révolutionnaire de la Révolution : l'état religieux devenait l'état civil et les fidèles devenaient citoyens. La portée juridique des déclarations d'état civil fait de ces registres une source statistique de première qualité dans tous les pays qui en établissent, mais qui ne sont pas les plus nombreux. Hors de la sphère chrétienne, en effet, l'identité des habitants est surtout établie par le témoignage, et il faut toute l'opiniâtreté et la patience des Nations unies pour faire généraliser des systèmes d'état civil, étrangers à beaucoup de cultures. Même dans les cas favorables, la déclaration des enfants morts en bas âge et la déclaration égale des garçons et des filles sont difficiles à faire admettre.