Finie la pauvreté du motard : le public sait qu'une belle moto coûte aussi cher qu'une bonne voiture moyenne et que ses performances sont infiniment supérieures. Les enfants, redoutables leaders d'opinion, ne s'y trompent pas. Ils n'admirent plus la nouvelle auto de papa. La moto béquillée au coin de la rue accapare leurs ébahissements, et ce transfert de prestige qui découronne les adultes rangés ne doit rien au hasard.
Conformisme
Pour les jeunes, surtout, la voiture est un contre-symbole. Elle incarne la résignation bourgeoise, le conformisme, et sert de cible dans le conflit des générations. Pour un jeune, une auto, c'est une caisse, et le terme se charge d'un mépris écrasant.
Autour des motos, il y a des relents de mai 68. Au-delà des relations profondes que découvrent les psychanalistes, qui ne sont après tout que descriptives – car il faut savoir pourquoi tel objet jadis neutre est soudain investi d'un formidable potentiel affectif ! –, les jeunes trouvent dans leurs engins un médicament contre l'angoisse d'être assagis, intégrés comme leurs aînés. En tant que motards, ils se situent, ils se décrivent.
Communautaire
Pour en avoir une idée, il faut les écouter discuter devant la vitrine des importateurs, il faut les suivre – jeunes ou moins jeunes – dans les grandes concentrations, les concentrés, comme on dit, aux Éléphants, l'hiver, ou aux Chamois, l'été, dans les Alpes. Sur la route, les motards inconnus se saluent de la main ou du phare, ils se prêtent assistance, ils sont frères et membres de la même communauté, alors que les gens des voitures s'ignorent. En mai 1972, 70 000 motards au Grand Prix de France, en Auvergne. 100 000 au Mans pour le Bol d'Or. Presque autant aux halles de Rungis, pour une fête déjà fortement récupérée par les publicitaires en tous genres. La Bastille, on sait ce qu'il en est advenu.
Si 1972 est une année pivot, justement, c'est parce que le succès de la moto s'articule très difficilement avec son aspect communautaire, minoritaire, et même initiatique. Avec des variantes, l'histoire de l'auto se répète à sa façon.
Récupération
Avant l'explosion, il n'y avait pas de motards, mais... ils étaient purs. Aujourd'hui, les snobs, ceux que les authentiques appellent des frimeurs, se pavanent en quatre pattes 750 Honda quand il fait bien beau. Des PDG quadragénaires roulent fièrement en BMW 750. Les jeunes cadres vont au bureau en 125 cm3. L'image de la moto est si dynamique que les publicitaires s'appuient dessus pour vendre des eaux de toilette, des caleçons ou des spaghetti. Il y a des sections « moto » au Salon de l'automobile, à la Foire de Paris, à la fête de l'Humanité. Les revues spécialisées se multiplient, et l'ancien gérant de l'Express a fondé un hebdomadaire motard. Les livres de luxe, tels celui de Christian Lacombe ou le dernier, L'aristocratie de la moto, de Patrick Chapuis, se vendent bien. Les films comme Continental Circus, de Jérôme Laperrousaz, attirent les foules.
Escalade
Le commerce suit. Les magasins de vente ont ressuscité de leurs cendres et, en attendant la vraie grosse cylindrée française – Motobécane, notre géant du cyclomoteur, n'en est encore qu'à la 250 –, se disputent les concessions étrangères. Honda reste, de loin, le plus important fournisseur, et sa fameuse 4 pattes est le parangon des gros pur-sang. Mais l'escalade à la cylindrée et à la puissance s'emballe : 750 cm3, 900 pour la dernière Kawasaki, 1 000 pour la Laverda italienne. 50, 60, 80 ch. 160, 180, 210 km/h. Démarreur électrique, freins à disque, refroidissement par eau. Les Anglais, les Italiens et, dans une moindre mesure, les Allemands essaient de disputer le marché aux Japonais. Les motards, blasés, finissent par avoir la tête qui tourne, et cherchent à sortir des sentiers battus. En 1972, près de la moitié des motos immatriculées dans la région parisienne ont été des tout-terrain, qui seront un jour banalisées elles aussi. Et après ?
Équilibre
Devant ce déferlement, les purs, chassés de la Bastille, s'inquiètent. L'esprit motard évolue. Déjà, il arrive qu'un centaure en perdition reste au bord de la route, son casque à la main, et que des machines passent sans s'arrêter. Le salut s'oublie, il faudrait trop saluer. L'âge héroïque dégénère en se réalisant. Ceux qui ont joué la moto gagnante se demandent avec un peu d'angoisse si la mode ne va pas s'en aller comme elle est venue, si la vague ne va pas se retirer... Probablement non.
Le snobisme va dételer. Les frimeurs ne dureront guère. Mais au-delà de la confrérie tribale et même de la protestation idéologique, la moto va continuer parce qu'elle fait plaisir et qu'elle est utile. Au prix d'un bon silencieux, elle pollue et dégrade infiniment moins la vie que l'auto. De plus en plus on aura besoin de chevaucher au lieu de s'enfermer dans des boîtes. L'explosion va s'atténuer, tout va se décanter. Mais la moto, aujourd'hui, achève de sortir des limbes et l'on voit mal comment elle pourrait y retomber.