On a plaisir aussi à retrouver année après année des écrivains plus jeunes. Nous avions signalé et rapidement commenté (Journal de l'année 1968-69) le roman de Félicien Marceau, Creezy, qui a obtenu le prix Goncourt, nerveuse histoire d'un amour très moderne, très à la page, qui subit précisément l'érosion de la modernité. Christine de Rivoyre confirme l'espèce de mutation, d'approfondissement de son talent dans Fleur d'agonie, peinture tendre et ironique de l'amour d'une petite bourgeoise pour un garçon fantasque sur le fond d'une satire des clubs de vacances d'abord, puis d'une peinture du Paris des barricades de mai 68. Michel Mohrt réfléchit sur le couple France-Amérique et sur quelques couples mineurs dans un vif roman presque entièrement dialogué, l'Ours des Adirondacks. Et parmi les anciens lauréats du Goncourt, nous avons eu un nouveau Bernard Clavel, un nouveau Jacques Borel, le Retour, paru un peu tard pour entrer dans cette chronique, et enfin un nouveau Jean-Jacques Gautier, la Chambre du fond, fait sans doute de beaucoup de souvenirs et de vérité, de la vérité provinciale un peu morose de ce brillant Parisien par excellence. En plus de vingt ans, Jean-Jacques Gautier a fait beaucoup de romans, et il a laissé celui-ci se faire en lui, ce qui vaut mieux.

Hervé Bazin a tenté une grande aventure. Il s'arrache à la province angevine, dont il a dit autre chose que la douceur, pour affronter le climat d'une île de l'extrême sud de l'Atlantique, Tristan Da Cunha. Il raconte dans les Bienheureux de la Désolation l'histoire de la petite population de cette île, habituée à la vie la plus rude, et incapable de se faire à la vie de notre société de consommation et de confort lorsque, à la suite d'un phénomène volcanique, ils sont obligés de gagner l'Angleterre. Admirable fable vécue que le talent d'Hervé Bazin met très bien en valeur, même si on le sent bridé par le respect du reportage (c'est ici la suprême humiliation de l'imagination dont nous parlions en commençant...). On lira aussi sur le même sujet un roman de Michel Breitman, D'exil en exil, qui tient davantage du rêve et du conte philosophique.

Littérature d'imagination

Gagnons un canton littéraire un peu plus réservé. Premier livre de fiction depuis de longues années, voici la Presqu'île, trois récits de Julien Gracq. Non plus un texte empreint de surréalisme ou de romantisme flamboyant, mais un texte étroitement attaché à la terre, géographiquement attaché à la terre bretonne et où l'on peut se demander si les sentiments ne se forment pas dans notre cœur d'une manière presque minérale, par une sorte de cristallisation. Ici la prose française la plus classique atteint un haut degré de noblesse, et du même coup c'est une sagesse qui se confie à nous en hésitant, comme si la presqu'île était surtout le pressentiment d'une île de retraite.

Malgré le caractère terrestre du titre, Histoire d'une prairie, le dernier roman de Jean Cayrol est d'un ton tout différent. Prairie réelle et symbolique, qui est le théâtre des grands événements de l'histoire et de la préhistoire, histoire de la croûte terrestre griffée avec impatience par nos agitations, nos triomphes et nos souffrances. Plus que par la confusion un peu laborieuse du récit, c'est par l'accent du poète qui voudrait tout retenir de l'aventure de l'homme, ce qui le balance de l'espoir au désespoir, que ce petit livre vaut. Maître depuis longtemps du récit qu'il peint aux couleurs d'un fantastique d'opéra, Marcel Schneider y revient avec le mythe du Guerrier de pierre (grand prix du Festival de Nice), où l'on pourrait voir une autre variation sur la tendance de la pierre à vivre ou de la vie à se minéraliser plus qu'à se fossiliser. La décadence de l'imagination dans notre littérature tient peut-être à des causes très profondes, comme un défaut général de confiance dans la vie.

Pourtant, le livre d'Hélène Cixous, Dedans, prix Médicis, témoigne plutôt en sens opposé : évocation du lien du père et de la fille, dans la vie et au-delà de la mort faite dans un récit non conventionnel, clair et plein de méandres, qui semble presque de la nature du protoplasme, de la vie même. L'ouvrage présente en même temps de brillantes qualités d'écritures et d'intelligence, ce qui nous assure pour ainsi dire que le nom de cet auteur reviendra dans d'autres chroniques annuelles.