Une chanson de Suzanne Gabriello, les Jolies Colonies de la France, a bien suscité un soir l'indignation de François Mauriac, mais c'était à l'Olympia et c'était François Mauriac.

Chansons engagées

En fait, la politique reste le domaine réservé des chansonniers montmartrois. Ils font rire aux dépens de la continuité comme, autrefois, aux dépens de l'instabilité. Leurs audaces mesurées enchantent un public restreint mais fidèle, qui aime à voir Guignol rosser le commissaire, mais souhaite, sans doute, que le commissaire retrouve l'avantage à la sortie.

Il est caractéristique que l'imitateur attitré du chef de l'État, Henri Tisot, puisse commenter l'actualité au micro d'un poste privé ; cela ne gêne personne, et surtout pas son modèle qui, au cours d'une conférence de presse, lui a fait l'honneur de l'appeler « notre perroquet ».

Parmi tant de fonctionnaires de la satire, Pierre-Jean Vaillard se distingue non seulement par une audace réelle, mais par un talent très personnel. Sa distinction, sa férocité souriante et son courage le mettent à part dans un monde où les morsures ne sont souvent que des caresses.

Il n'en est pas moins surprenant qu'une époque si riche en sujets ait inspiré si peu de chansons satiriques ou même simplement comiques. L'incomparable Georgius n'a eu aucun successeur. Henri Tachan, couronné par l'Académie du disque français, semble dormir sur ses lauriers. Pierre Perret, après deux ou trois bonnes chansons, ne tient pas les promesses d'abondance de sa verve un peu grosse.

Bousculés par une actualité trop rapide, les auteurs semblent incapables de saisir ce qu'elle peut avoir de durable. Au chapitre de la Ve République, il sera difficile d'illustrer l'Histoire de France par les chansons.

Les quatre « B »

Cependant, loin de l'industrie lourde, quatre chanteurs-auteurs maintiennent une tradition d'art et d'artisanat. Ce sont Brassens, Béart, Brel et Barbara.

Leur réputation ne doit rien à la publicité ni aux éclats de leur vie privée. Leur succès, par son ampleur, est comparable à celui des idoles préfabriquées ; par sa durée, il lui est supérieur.

Depuis les débuts de Georges Brassens, il y a quinze ans, on a vendu 15 millions de ses disques. Chacun de ses nouveaux microsillons s'enlève à 200 000 exemplaires. En juin dernier, l'Académie française consacrait ce grand talent ; elle décernait à Georges Brassens son Grand Prix de poésie.

Brassens n'a rien fait pour se mettre au goût du jour. Il est resté l'héritier de Villon et de Bruant, le poète tendre, bourru et réfractaire de la Mauvaise Réputation, celui qui faisait scandale avec le Gorille. Ce n'est pas lui qui a changé, c'est le monde autour de lui.

Plus confidentiel, l'inspiration plus courte, la voix moins chaleureuse, Guy Béart fait entendre une petite musique bien à lui, pleine d'un humour mouillé, qui peut coïncider avec la mode, mais n'y fait pas de concessions. Béart n'est pas de ceux qui forcent leur talent ; tout ce qu'il fait, c'est avec grâce.

À l'opposé, Jacques Brel utilise des moyens parfois un peu gros pour imposer un répertoire de qualité. Il a de la voix et sait tenir la scène à laquelle, paraît-il, il veut renoncer, se contentant d'enregistrer ses chansons. Les meilleures, les plus personnelles, sont celles où il évoque le « plat pays » où il est né.

La science du chant

Dernière venue des quatre B à la gloire, Barbara est, avec Colette Renard, la meilleure chanteuse d'une époque qui n'en compte guère. Elle n'ont d'ailleurs en commun que la beauté de leur voix et leur science du chant. Colette Renard continue et enrichit une tradition de terroir parisien, illustrée par Mistinguett et Chevalier ; comme eux, c'est un interprète à laquelle il faut de bons auteurs.

Barbara, elle, n'est jamais mieux servie que par elle-même, encore qu'elle ait su prendre et renouveler avec beaucoup d'esprit, le répertoire de Fragson et de Xanrof. Ses chansons passent de la pluie au soleil, comme sa voix, si souple et si légèrement posée, passe du grave à l'aigu. À ses débuts, on la disait « intellectuelle » ; la preuve est faite aujourd'hui qu'elle touche le plus vaste public.