La Fayette (Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de) (suite)
Leur place importante dans la mythologie du Grand Siècle, les femmes l’auront acquise par leur réalisme et leur esprit de calcul : elles compensent souvent le sang et l’or que leurs époux et leurs fils gaspillent au service du roi et pour leurs plaisirs. Née en 1634, Mlle Marie-Madeleine Pioche de La Vergne n’est pas de haute naissance, mais grâce à une mère « coquette et intrigante » (Retz) elle sera en 1651 demoiselle d’honneur de la reine. Son mariage, en 1655, avec Jean-François Motier, comte de La Fayette, servira ses ambitions dans la mesure où cet époux de dix-huit ans son aîné est le frère de la mère Angélique de La Fayette, dans le couvent de laquelle est élevée Henriette d’Angleterre. Celle-ci devenue belle-sœur du roi, Mme de La Fayette la suit à la Cour. Dès lors, elle applique aux « affaires » les mêmes vigilance, ténacité et âpreté qu’elle déploie pour gérer des biens familiaux sans cesse compromis par la mollesse d’un mari ou par les inconduites d’un fils.
Aussi bien doit-on bannir la légende d’une grande dame des lettres alanguie parmi des brocarts et devant des écritoires. Sa santé toujours chancelante ne l’empêche pas de vivre en état de procès et de procédures, et d’intrigue en intrigue. Mais, derrière ce sens du calcul, derrière les démarches de l’ambition, il y a les belles-lettres proprement dites, et sans doute une passion profonde pour La Rochefoucauld. D’une part, elle a lu le Grand Cyrus, et Ménage lui a enseigné le latin, de l’autre elle connaît les voies de l’amour, les chemins de la politique et les détours de la jurisprudence. De telles expériences susciteront l’ouvrage qui passe pour être le modèle du romanesque français : la Princesse de Clèves.
Rédigé entre 1672 et 1678, ce roman doit d’abord être inscrit à l’actif de la lutte menée par les grands écrivains de l’époque pour faire triompher le classicisme*. En 1664, les Maximes ; en 1666, le Misanthrope ; en 1670, les Pensées ; en 1674, l’Art poétique ; en 1677, Phèdre. Comme toutes ces œuvres, la Princesse de Clèves est constituée d’abstraction et de rationalité : d’un monde observé, il s’agit de dégager le sens, mais ce résultat ne peut être atteint qu’en appliquant au réel une pensée déductive illustrée par la Logique de Port-Royal ou par Descartes.
L’abstraction sentimentale
Loin d’être un ordre, un équilibre, une harmonie, le classicisme ressortit à une rhétorique réaliste destinée à présenter des faits concrets en termes de lois. Tels Molière ou Racine, Mme de La Fayette s’attache à rendre raison d’une réalité passionnelle et sociale. Elle y parvient en découvrant des rapports cohérents entre deux éléments de la personne que le roman français, depuis la fin du xvie s., laissait disjoints : l’esprit de logique, la vie des passions. Plus exactement, la narration romanesque subordonnait les exigences de la vie aux exigences d’un discours. On avait vu le roman banaliser le mythe et l’épopée, puis (au contraire) illustrer un code de l’amour courtois, pour de nouveau se faire réaliste et « bourgeois ». Mais, sous l’influence de la préciosité (qui constitue un mode de vie), le roman va exprimer une rhétorique des sentiments, rhétorique à laquelle sont pliées les conduites de héros si invraisemblables dans leur perfection que le bon abbé d’Aubignac, vers 1660, ne ménagera pas ses sarcasmes à l’adresse de romanciers vraiment peu soucieux du réel. Dans l’Astrée ou dans le Grand Cyrus (mais surtout dans les récits qui les imitent), le héros de roman doit triompher d’un labyrinthe d’obstacles savamment disposés sur sa route. Mais ces obstacles sont des défenses, au sens à la fois stratégique, moral et psychanalytique du terme : la perfection que doit atteindre le héros correspond à un monde lui-même parfait de par sa ressemblance avec un langage codé, où rien n’est laissé au hasard, où tout doit être appréhendé et déchiffré selon des règles.
Ne doutons point qu’à l’origine formelle du roman de Mme de La Fayette il y ait la Carte du Tendre, mais confrontée, cette fois, avec la vie et les mœurs d’une cour. Et si, à cette symbolique des sentiments, l’on adjoint un système de valeurs sociales et religieuses, on peut dire que Mme de La Fayette s’est demandé, avant d’écrire, ce que devenait la notion de code à l’épreuve de la vie des tendances.
Car si l’on en suit le trajet, comment ne pas voir dans la Princesse de Clèves une œuvre d’histoire, dans ses aspects non moins sociaux que psychologiques ? Nous sommes à la cour d’Henri II, et de la licence qui y règne se tiennent à l’écart trois personnages faisant en effet passer le sens des valeurs avant le principe de plaisir. Mais un choc passionnel survient, et ces trois figures romanesques vont nous dire elles-mêmes la signification tragique des noms attribués par la Carte du Tendre aux composantes du cœur humain. Ils savent, par exemple, quels interdits « sexuels » et sociaux le « lac d’indifférence » recouvre, et chez eux la jalousie n’est plus un accident sur un parcours amoureux, mais bien cette force psychique concrète dont les romanciers nous livreront l’histoire et l’analyse, de Stendhal à Proust et à Malraux.
On peut certes considérer que la Princesse inaugure le triangle mari-femme-amant, et ranger la rencontre de Mme de Clèves et de M. de Nemours parmi les grandes rencontres passionnelles dépeintes dans Anna Karénine, Guerre et Paix ou À la recherche du temps perdu. Mais, en faisant de la Princesse de Clèves l’archétype du roman psychologique, on dénature peut-être le caractère abstrait et dialectique de ce livre : son auteur ne fait point de la psychologie un « en soi », ni ne cherche à figurer un homme permanent et universel. Elle nous révèle au contraire les interférences entre un discours affectif vécu et un discours social, éthique, religieux non moins existentiel. La Princesse de Clèves est une carte du Tendre actualisée et radiographiée.
Dans l’ordre de la technique, surtout, la Princesse de Clèves tient une place décisive dans l’histoire du roman. L’auteur opère pour ainsi dire une fusion entre le héros, le type et le caractère : les trois protagonistes du roman ne sont plus ni des portraits ni des symboles, mais des êtres représentatifs d’une situation ambiguë où se développe le conflit d’un monde de valeurs, d’un milieu social et des fonctions psychologiques. Ainsi est créé le personnage romanesque tel qu’il prévaudra longtemps : un lieu vivant d’échanges ou d’antagonismes entre le moi « pour soi » et le moi « pour autrui ». Sur le plan de l’écriture, Mme de La Fayette innove également en situant toutes choses dans la durée : son langage épouse ce qu’on peut nommer un principe de devenir, qui pour la première fois règne avec une telle évidence sur la narration. Observons aussi la modernité d’un personnage central, qui en effet focalise tous les éléments de l’univers romanesque : tout existe en fonction de Mme de Clèves. Il reste que la structure profonde du roman s’apparente à celle de la tragédie : un « dieu caché » détermine le destin des personnages, et cette puissance invisible est silencieusement représentée par un auteur omniscient. Par là, Mme de La Fayette se situe à l’opposé de Stendhal, de Flaubert, de Proust.
M. Z.
➙ Classicisme / Roman.